Jean-François Duval, docteur en
philosophie est aussi l'auteur de Heidegger et le Zen
(Editions Présence, 1984).
Dessein
"Il ne reste qu'un
chemin pour échapper à la mort spirituelle, c'est
celui de l'ébranlement de l'esprit." (SC 217) S'aventurer
sur ce chemin ; discerner les courbes, les arrêtes, les
abysses, les percées soudaines, et l'opacité
toujours hantante ; s'avancer avec le goût de l'horizon et la
hardiesse du pas sur les ponts de lianes de la pensée
qu'elle tisse à la mesure de ses salivations
renouvelées, de son désir redoublé, de
sa joie pressentie : tel est le dessein de cet essai sur
l'expérience spirituelle de Nicolas Berdiaev, philosophe,
prophète, homme libre et fulgurant croyant. La mort
spirituelle ? Par la densité muette, immédiate
des choses de la nature ; par le regard glauque, violeur, voleur videur
des animaux raisonnables ; par la tourbe des mots de la tribu gisant
dans les eaux putrescentes de l'inconscient social ; par les fantasmes
involontaires, les rêves résiduels et les
idées débonnaires; par toute cette objectivation,
cette chosification moite qui encaverne le cœur de l'homme,
la mort détermine immédiatement son
"ex-sistence". Pourtant, par le cri de sa chute dans le "monde" l'homme
semble, en cette première parole de l'esprit, refuser cette
ankylose qui détermine sa liberté à
"être", mais, l'engourdissement effectué, tout
sera fait pour justifier cette mise en demeure, cette
incarcération, ce dévoiement du soi de celui qui,
de "là-bas" doit devenir ici et maintenant.
Adulé, courtisé, enserré,
rapté, phagocyté, ruminé,
régurgité, assimilé ou vomi, celui qui
était homme dans le frissonnement initial de la vie
germinale et auquel on a toléré de venir au
monde, devient un animal raisonnable, confiné dans la peur;
quémandant le droit d'exister, dans le jeu inhumain des yeux
vitreux, des dents de plomb et des mains qui lacèrent.
Le sauvage cherchera
dans les eaux lustrales et les arborescences chaleureusement putrides
des relents de paradis perdu. Mais les plantes sont carnivores et la
mémoire demeure des poussées d'acné de
l'aveugle nature qui ravage depuis toujours la terre sacrée
du corps de l'homme. Le sauvage cherchera dans les ferveurs titanesques
de la révolution ou les dérisions de l'anarchie
à changer l'état du clapier où se
terrent ceux qu'il sait être des morts vivants; la recette
change mais l'odeur du plat demeure. Le sauvage cherchera encore dans
le domaine pur et simple de la Pensée à discerner
les contours inouïs d'une géographie intelligible
qui s'écrira avec les mots du poète, et la
couleur, et la musique sans voix. Mais les dorades de Rimbaud tournent
rapidement de l'œil et l'on s'épuise à
sonder l'inconnu.
Alors, quoi ?
Peut-être accepter de laisser monter le cri des profondeurs;
le cri longuement assourdi par tous les bruits du monde; longuement
muré par le divertissement des autres; longuement
bouché par toutes les mauvaises raisons de vivre. Je crie,
donc je commence à être "moi-même",
c'est-à-dire rien, "personne". Le cri est
l'ébranlement de l'esprit, l'étirement subsistant
d'une énergie oubliée depuis l'obscure profondeur
d'où elle éclôt, jusqu'à la
fragile clarté de la conscience que cette
traînée d'abîme prend en nous.
Notre
première partie acceptera de regarder cette gorgone en face,
car lire Berdiaev c'est accepter de se laisser déranger
l'âme jusqu'à la recentrer sur ce point aveugle
d'où l'existence surgit et qu'il désigne d'abord
par la hantise de "l'irrationnel". Plongeant dans sa caverne, qui est
aussi celle de l'existence même, le philosophe ne nous
arrête pas seulement au théâtre de ses
ombres, mais vise à gagner cette épaisseur de
nuit à partir de quoi tout minéral se configure,
tout iris s'épanouit, toute main s'écarquille,
tout regard s'allume, toute pensée s'enhardit. Veiller
cependant à ne pas "chosifier" cette
irrationalité pressentie, puisque, étant
expérience d'homme, elle demeure constellée d'une
sorte de spontanéité vitale à laquelle
la conscience se rend complice tout en cherchant à s'en
démarquer, sans jamais pouvoir la quitter. Irrationnel :
lieu des eaux-mêlés de l'homme, et du fait de son
incorporation à la chair de l'univers "physique", lieu
hoquetant de la vie avec elle-même. Loin donc de chosifier ce
fond d'abîme, le laisser surgir depuis l'activité
sourde qui le nourrit et la réflexion qui l'exhausse sans
pour autant l'accomplir et discerner dans la profusion de cette
activité et de cette réflexion l'irruption
singulière et tragique de l'acte de la connaissance
elle-même qui traverse tel un glaive de feu le cœur
appesanti de l'homme habituel. Nommer alors "liberté" et
même liberté "créatrice" cette
profusion germinale qui bousculera les ordres les mieux
établis des animaux raisonnables.
Tel sera
précisément l'objectif de notre seconde partie:
montrer ce bousculement même de la personne qui,
éveillée au feu qui la couve, sans pour autant la
consumer ni non plus la laisser totalement s'attiédir, s'en
prend décidément aux formes
sclérosées de l'homme socialisé.
Reconnaître la prégnance du Feu dans le
tremblement des façades trop "bourgeoises"; discerner les
grandeurs et les misères de l'instinct
révolutionnaire, de la sauvagerie anarchiste, pour
finalement en arriver à représenter la "vraie"
Cité comme étant tissée par les fils
invisibles des hommes libres dont l'aristocratie de cœur se
discerne au goût des choses "humaines" dont l'enfantement est
œuvre quotidienne, silencieuse, éperdue. Mais tout
cet effort d'humanisation de la terre coutumière pour en
faire une terre d'hommes et non un groupement d'animaux raisonnables,
quelle consistance peut-on finalement lui voir prendre ? Pour quel
homme a peint le peintre en bâtiment ? Pour quelles oreilles
ont retenti les quatuor de Beethoven ? Pour qui a crié
Artaud ? Est-ce simplement "pour eux" ? Est-ce simplement pour leurs
contemporains" ? Est-ce simplement pour engrosser la culture ? Ou bien
leurs créations n'ont-elles pas construit, accompli,
réalisé quelque part quelque chose que l'on
pourrait entrevoir être l'Homme ? Mais qu'est-ce qui peut
donner "consistance" à "cela", ainsi entrevu? Peut-on
imaginer une source possibilisante à cette incroyable
Genèse? Mais alors qu'en est-il de la liberté
créatrice reconnue comme trait de feu conduisant tout homme
et peut-être l'Homme vers soi-même ? Et s'il faut
désigner par "amour" le contenu de cette énergie
de feu, qu'en est-il, qu'en peut-il être de tout cet
accroissement d'amour dont furent "facteurs" tous ceux qui rendirent le
monde plus "humain" ? Telles seront les questions qui hanteront nos
troisième et quatrième parties. Nous
découvrirons alors en quoi le christianisme permet de penser
une telle consistance, mais il s'agira alors d'un christianisme
créateur, ce qui est la chose la plus inquiétante
qui soit. Et Berdiaev, qui a vu le Christ apporter le Feu sur la Terre,
a quelque chose d'inquiétant.