Rien n'interdit de
transformer un texte littéraire ou philosophique en
cette double pratique d'écriture et de
représentation qu'est le théâtre.
Aujourd'hui, n'est pas coutumier du fait? Mais n' y a-t-il
pas quelque risque à offrir les dialogues de Platon
en spectacle? Ne sont-ils pas l'écho d'un autre
dialogue, toujours à reprendre: celui de l'âme
avec elle-même? Dès lors, ne vaut-il pas mieux
les réserver à la lecture et à la
méditation? A moins qu'un besoin - peut-être du
même ordre que celui qui a déterminé
Platon à choisir son mode d'écriture - ne nous
ait poussé dans la direction que nous avons prise.
Direction quelque peu audacieuse, si l'on en croit la
remarque faite par Suzanne Guellouz au début de son
ouvrage sur Le dialogue:
" Parler du dialogue dit-elle,
c'est - la nature et l'origine de la forme en sont la cause
- s'exposer à rencontrer la philosophie. D'où,
lorsque cette rencontre a lieu, un malaise; et pourtant, de
la prudence, puisqu'il va par ailleurs de soi qu'un
littéraire ne doit - ni ne peut - prendre en compte
que la dimension pour ainsi dire littéraire d'un
texte, fût-il philosophique"(1).
Je devrais donc, à l'inverse,
devant les littéraires, faire preuve de la même
prudence et de la même modestie. Mais ne sommes-nous
pas victimes, les uns les autres, d'une séparation
des genres qui ne convient peut-être pas aux ouvrages
de l'Antiquité? Et moins encore aux dialogues de
Platon?
S'il est vrai, comme le disait
Merleau-Ponty, que "la philosophie mise en livres a
cessé d'interpeller les hommes"(2), ne
gagnerions-nous pas quelque chose aujourd'hui à
l'entendre parler?
Platon fut, peut-être, conduit
à écrire ses dialogues pour imiter la
manière de philosopher propre à Socrate et
pour conserver sa mémoire. Mais bien avant Platon, et
bien avant Socrate même, la forme dialoguée
existait déjà. En réalité, le
dialogue n'a jamais été absent de la
poésie dramatique des grecs: comme le montre Heinrich
Kuch dans sa conférence sur les formes de la
communication dans le drame grec, "les formes
archaïques du jeu comique et tragique, de
caractère essentiellement religieux, faisaient
ostensiblement appel à un dialogue avec le public
(...) Le dialogue s'est développé
progressivement aux dépens des parties
chantées (...) non seulement entre le choeur et
l'acteur, mais entre le choripée ou un choreute et le
reste du choeur"(3). Eschyle, comme on le sait par la
poétique d'Aristote, introduisit ensuite un
deuxième acteur, et Sophocle, un troisième.
Mais, comme le dit encore Heinrich Kuch, " avec le
déclin politique d'Athènes, l'essor du drame
antique s'achève; le privé l'emporte
désormais sur le public et la tragédie,
renonçant à l'engagement politique,
évolue vers le divertissement". L'intention
éducative prend alors une autre forme. On se souvient
de la phrase d'Aristophane dans les grenouilles : "
pour les petites enfants, l'éducateur, c'est le
maître d'école; pour les jeunes gens, c'est le
poète"(4). Or, peu à peu, l'esprit critique
troublera cette source où le peuple puisait ses
règles de conduite. Les philosophes physiciens, les
sophistes, allaient tenir désormais, d'autres
discours.
Zénon d'Elée passe pour
avoir été le premier à composer des
dialogues en tant que tels (5). Les sophistes utilisaient
dans leur pratique également cette forme, comme en
témoigne Platon lui-même, en parlant de l'art
de Protagoras dans le dialogue du même nom (6) . Nous
savons, aussi par Diogène Laërce, que Platon a
beaucoup utilisé les ouvrages d'Epicharme, auteur de
la comédie dite "sicilienne", et qu'il en a transcrit
maints passages. Il aurait également introduit pour
la première fois à Athènes les livres
de Sophron, le mimographe (7). Le "mime" était alors
un genre voisin de la comédie, qui prit forme dans la
seconde moitié du V° siècle avec le
syracusin Sophron, contemporain d'Euridipe: bref dialogue
entre deux personnages populaires, fait de phrases courtes
pour être plus près de la vie. Dans sa
biographie de Platon, Olympiodore rapporte que "Platon
apprit de Sophron et d'Aristophane l'art de donner à
chaque personnage un caractère propre et qu'il aimait
tellement ces poètes que leurs oeuvres se trouvaient
près de son lit de mort" (8).
A vrai dire, les dialogues de Platon font
partie d'un genre plus large, les logoi sôkratikoi:
compositions en prose dialoguée, appelées
ainsi parce que Socrate en est le personnage principal.
Nombreux d'ailleurs furent les disciples de Socrate qui
écrivirent des logoi
sôkratikoi. Diogène
Laërce cite les sept plus connus: Platon,
Xénophon, Antisthène, Eschine, Phédon,
Euclide et Aristippe.
L'on voit ainsi que les dialogues de
Platon relèvent d'un passé très riche
et s'inscrivent dans un genre plus large où, comme le
dit Magalhaes-Vilhena dans son livre sur le Problème de Socrate : "Le réalisme populaire de la vie
quotidienne se mêle avec la spéculation
supérieure du philosophe, les raisonnements et les
distinctions spécieuses de l'euristique des
sophistes, avec la discipline intellectuelle socratique, le
sublime avec le grotesque, l'histoire avec la poésie,
en franchissant audacieusement les barrières et en
débordant les formules traditionnelles"(9). Pourquoi
ne pas franchir aussi la barrière du
théâtre?
L'esprit et la lettre sont
inséparables, mais on peut trahir l'un au profit de
l'autre; et, d'ordinaire, c'est l'esprit qui est
sacrifié. Or, en négligeant la forme
écrite des dialogues de Platon, dans le souci d'en
dégager une doctrine, n'est-ce pas une autre
manière, plus subtile, d'en sacrifier
l'esprit?
(1) S Guellouz, Le dialogue, PUF, Paris,
1992, p23
|
(2)
M.Merleau-Ponty, Eloge de la philosophie"
(Leçon inaugurale au collège de
France), dans: Eloge de la philosophie et autres
essais, Idées Gallimard, Paris (1953),
1965, p.42.
|
(3) H.Kuch, "Formes de la communication dans le
drame grec", Actes du Colloque international de
Montpellier, 6-8 mars 1986, Cahiers du GITA 3,
1987.
|
(4) V. 1054 - 1055.
|
(5) Diogène Laërce, III, 48.
|
(6) Protagoras, 329b
|
(7) Diogène Laërce, III, 11.
|
(8) V. Cousin, Fragments de philosophie
ancienne: Olympiodore, Paris, 1856, p252 sq.
|
(9) V; de Magalhaes-Viliena, Le
problème de Socrate, PUF, Paris, 1952,
p.346.
|
rtttr