Jouer Platon. Du texte à la scène.

Marie-Ange Mathieu

 

 

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 Rien n'interdit de transformer un texte littéraire ou philosophique en cette double pratique d'écriture et de représentation qu'est le théâtre. Aujourd'hui, n'est pas coutumier du fait? Mais n' y a-t-il pas quelque risque à offrir les dialogues de Platon en spectacle? Ne sont-ils pas l'écho d'un autre dialogue, toujours à reprendre: celui de l'âme avec elle-même? Dès lors, ne vaut-il pas mieux les réserver à la lecture et à la méditation? A moins qu'un besoin - peut-être du même ordre que celui qui a déterminé Platon à choisir son mode d'écriture - ne nous ait poussé dans la direction que nous avons prise. Direction quelque peu audacieuse, si l'on en croit la remarque faite par Suzanne Guellouz au début de son ouvrage sur Le dialogue: " Parler du dialogue dit-elle, c'est - la nature et l'origine de la forme en sont la cause - s'exposer à rencontrer la philosophie. D'où, lorsque cette rencontre a lieu, un malaise; et pourtant, de la prudence, puisqu'il va par ailleurs de soi qu'un littéraire ne doit - ni ne peut - prendre en compte que la dimension pour ainsi dire littéraire d'un texte, fût-il philosophique"(1).

Je devrais donc, à l'inverse, devant les littéraires, faire preuve de la même prudence et de la même modestie. Mais ne sommes-nous pas victimes, les uns les autres, d'une séparation des genres qui ne convient peut-être pas aux ouvrages de l'Antiquité? Et moins encore aux dialogues de Platon?

S'il est vrai, comme le disait Merleau-Ponty, que "la philosophie mise en livres a cessé d'interpeller les hommes"(2), ne gagnerions-nous pas quelque chose aujourd'hui à l'entendre parler?

Platon fut, peut-être, conduit à écrire ses dialogues pour imiter la manière de philosopher propre à Socrate et pour conserver sa mémoire. Mais bien avant Platon, et bien avant Socrate même, la forme dialoguée existait déjà. En réalité, le dialogue n'a jamais été absent de la poésie dramatique des grecs: comme le montre Heinrich Kuch dans sa conférence sur les formes de la communication dans le drame grec, "les formes archaïques du jeu comique et tragique, de caractère essentiellement religieux, faisaient ostensiblement appel à un dialogue avec le public (...) Le dialogue s'est développé progressivement aux dépens des parties chantées (...) non seulement entre le choeur et l'acteur, mais entre le choripée ou un choreute et le reste du choeur"(3). Eschyle, comme on le sait par la poétique d'Aristote, introduisit ensuite un deuxième acteur, et Sophocle, un troisième. Mais, comme le dit encore Heinrich Kuch, " avec le déclin politique d'Athènes, l'essor du drame antique s'achève; le privé l'emporte désormais sur le public et la tragédie, renonçant à l'engagement politique, évolue vers le divertissement". L'intention éducative prend alors une autre forme. On se souvient de la phrase d'Aristophane dans les grenouilles : " pour les petites enfants, l'éducateur, c'est le maître d'école; pour les jeunes gens, c'est le poète"(4). Or, peu à peu, l'esprit critique troublera cette source où le peuple puisait ses règles de conduite. Les philosophes physiciens, les sophistes, allaient tenir désormais, d'autres discours.

Zénon d'Elée passe pour avoir été le premier à composer des dialogues en tant que tels (5). Les sophistes utilisaient dans leur pratique également cette forme, comme en témoigne Platon lui-même, en parlant de l'art de Protagoras dans le dialogue du même nom (6) . Nous savons, aussi par Diogène Laërce, que Platon a beaucoup utilisé les ouvrages d'Epicharme, auteur de la comédie dite "sicilienne", et qu'il en a transcrit maints passages. Il aurait également introduit pour la première fois à Athènes les livres de Sophron, le mimographe (7). Le "mime" était alors un genre voisin de la comédie, qui prit forme dans la seconde moitié du V° siècle avec le syracusin Sophron, contemporain d'Euridipe: bref dialogue entre deux personnages populaires, fait de phrases courtes pour être plus près de la vie. Dans sa biographie de Platon, Olympiodore rapporte que "Platon apprit de Sophron et d'Aristophane l'art de donner à chaque personnage un caractère propre et qu'il aimait tellement ces poètes que leurs oeuvres se trouvaient près de son lit de mort" (8).

A vrai dire, les dialogues de Platon font partie d'un genre plus large, les logoi sôkratikoi: compositions en prose dialoguée, appelées ainsi parce que Socrate en est le personnage principal. Nombreux d'ailleurs furent les disciples de Socrate qui écrivirent des logoi sôkratikoi. Diogène Laërce cite les sept plus connus: Platon, Xénophon, Antisthène, Eschine, Phédon, Euclide et Aristippe.

L'on voit ainsi que les dialogues de Platon relèvent d'un passé très riche et s'inscrivent dans un genre plus large où, comme le dit Magalhaes-Vilhena dans son livre sur le Problème de Socrate : "Le réalisme populaire de la vie quotidienne se mêle avec la spéculation supérieure du philosophe, les raisonnements et les distinctions spécieuses de l'euristique des sophistes, avec la discipline intellectuelle socratique, le sublime avec le grotesque, l'histoire avec la poésie, en franchissant audacieusement les barrières et en débordant les formules traditionnelles"(9). Pourquoi ne pas franchir aussi la barrière du théâtre?

L'esprit et la lettre sont inséparables, mais on peut trahir l'un au profit de l'autre; et, d'ordinaire, c'est l'esprit qui est sacrifié. Or, en négligeant la forme écrite des dialogues de Platon, dans le souci d'en dégager une doctrine, n'est-ce pas une autre manière, plus subtile, d'en sacrifier l'esprit?

(1) S Guellouz, Le dialogue, PUF, Paris, 1992, p23

 (2) M.Merleau-Ponty, Eloge de la philosophie" (Leçon inaugurale au collège de France), dans: Eloge de la philosophie et autres essais, Idées Gallimard, Paris (1953), 1965, p.42.

(3) H.Kuch, "Formes de la communication dans le drame grec", Actes du Colloque international de Montpellier, 6-8 mars 1986, Cahiers du GITA 3, 1987.

(4) V. 1054 - 1055.

(5) Diogène Laërce, III, 48.

(6) Protagoras, 329b

(7) Diogène Laërce, III, 11.

(8) V. Cousin, Fragments de philosophie ancienne: Olympiodore, Paris, 1856, p252 sq.

(9) V; de Magalhaes-Viliena, Le problème de Socrate, PUF, Paris, 1952, p.346.

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