Le théâtre d'art, fondé
par le poète Paul Fort en 1890, avait pour ambition, parait-il,
de révéler toutes les pièces injouées et
injouables, parmi lesquelles étaient cités les dialogues
de Platon. C'était percevoir les possibilités
théâtrales en eux, mais aussi les difficultés qu'on
pouvait rencontrer à les mettre en scène.
Difficultés, sans doute, mais ne
sont-elles pas plus apparentes que réelles ? Parlons-en:
Des dialogues, dit-on? sans doute, mais qui
semblent être des monologues déguisés pour la
plupart: un personnage central qui interroge et un interlocuteur qui,
le plus souvent, acquiesce "certes - en effet - c'est sûr - tu as
raison - c'est évident - etc" autant de variations sur un
accord, ce qui lasse un peu et dont on se moque, soupçonnant
quelque manipulation...
Des positions sur des thèmes, qui
pourraient faire penser à des pièces à
thèse, où les personnages ne sont que des porte-paroles
d'une doctrine.
La défiance de Platon lui-même
à l'égard de tous les simulacres et trompe-l'oeil dont le
théâtre use sous tant de formes !
Or ces difficultés n'apparaissent
qu'à un regard bien trop rapide et superficiel sur ces dialogues.
Les dialogues sont, en fait, des
modèles de dialogue. Les partenaires de Socrate sont, le plus
souvent, des adversaires tels les sophistes ou les rhéteurs,
leurs disciples et les acquiescements qui sont donnés ne sont
pas de complaisance, mais d'une raison forcée de se rendre.
C'est cela qui montre la fonction véritable d'un dialogue
efficace et le rend si émouvant: cet effort que font deux
individus, aux positions différentes, de plus ou moins bonne
humeur, pour avancer vers un accord jamais définitif, car tous
deux sont dans une recherche. N'est-ce pas l'action
théâtrale même que cette recherche éprouvante
risquant toujours d'échouer, par une rupture, violence ou
découragement? Le dialogue n'est pas, pour Platon, qu'une
manière plus vivante de présenter ses idées, mais
la démarche même de la pensée en train de sortir de
l'état de confusion et de mouvance, pour se préciser et
se consolider par l'accord avec l'autre, c'est-à-dire avec la
raison.
Ainsi on comprend que les personnages ne
sont pas des porte-paroles d'une doctrine toute faite, mais des
individus fortement ancrés dans leur corps, dans leur classe,
dans leur caractère, dans la situation où ils se
trouvent. Et d'abord Socrate, toujours le même manteau, dans les
gymnases, sur l'agora, dans les rues, dans les maisons des riches
athéniens qui recevaient les célébrités de
l'époque. Quel étonnant personnage devait-il être
pour avoir donné envie à Aristote, à
Xénophon, à Platon et à d'autres, l'envie de le
représenter? Comme si, avec lui, le spectacle descendait dans la
rue ! pour provoquer de tels attroupements, pour attirer de tels
disciples, quel type de communication avait-il donc? Mais on ne saura
que par Platon ce que Platon a fait de lui le Socrate troublé du
"Lysis", le Socrate troublant du "Banquet", le Socrate passionné
du "Gorgias", grave et fort de "l'apologie", le Socrate inspiré
et doux du "Phédon" etc. Sans parler des jeunes gens que Platon
traite avec tant de sensibilité et de finesse. Rares sont les
dialogues où ils ne figurent pas:
soit comme interlocuteurs
privilégiés de Socrate
soit comme entourage attentif et pressant?
N'oublions pas que Socrate est très souvent
représenté dans le Lycée, l'un des plus importants
gymnase d'Athènes, ou dans des maisons de riches
athéniens recevant des amis et des jeunes gens venus
écouter les grands sophistes étrangers recherchant leur
clientèle ! entourage si présent qu'on peut le compter
comme un autre personnage-public, assis autour, intrigué et
silencieux, à peine évoqué.
Il reste la défiance de Platon
à l'égard, tant de fois exprimée. Comme sa
défiance à l'égard de l'écrit, de la
poésie et de l'image ! cet amoureux de la vérité
se le devait, mais comme cette vérité ne pouvait se
découvrir qu'avec l'autre, fut-il le double de lui-même,
il se devait aussi de passer par tous ces intermédiaires, et
Platon l'artiste, Platon le poète, Platon l'écrivain est
aussi Platon philosophe qui se défie de ce qu'il est d'où
la réticence des spécialistes, aussi à
l'égard de cette mise en scène des "dialogues", depuis
tant de siècles réservés à l'étude.
Le théâtre est spectacle, fugitif, trop fascinant pour
permettre la réflexion... et si ces dialogues étaient
écrits pour rappeler des séances d'étude et de
discussion existant dans l'Académie? Loin de les remplacer, ils
s'y ajoutaient et réjouissaient aussi bien leur auteur que les
auditeurs des lectures publiques qui en étaient faites. La
pensée ne peut qu'y gagner à sortir des corps et des
situations pour se mettre peu à peu au point, sans que manquent
les rires et les larmes, trop souvent oubliées au cours de
l'étude!
Et les gens de théâtre,
réticents, eux aussi, face à ces dialogues liés
à la grande tradition philosophique, et pour certains,
marqués par de fausses images, sont alors surpris des nombreuses
sollicitations scéniques que ces textes, mieux lus, contiennent
et voient dans Platon enfin le grand metteur en scène qu'il est
aussi.
La grande originalité de ces
dialogues, inimités depuis, est ce mélange fort
réussi de rigueur et de spontanéité qui explique
l'envie qu'on a à la fois de les traiter philosophiquement et
théâtralement, en des lieux et des temps
différents, pour ne rien perdre de toute leur saveur.
"Les dialogues de Platon sont des oeuvres
dramatiques qui pourraient et qui devraient même être
jouées" dit Alexandre Koyré. C'est ce que j'ai entrepris,
poussée par les dialogues eux-mêmes et par les jeunes gens
à qui j'avais envie de les faire connaître.