Théâtralité des dialogues de Platon

Marie-Ange Mathieu

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Conférence prononcée à la Faculté Paul Valéry à Montpellier en Avril 1984

Le théâtre d'art, fondé par le poète Paul Fort en 1890, avait pour ambition, parait-il, de révéler toutes les pièces injouées et injouables, parmi lesquelles étaient cités les dialogues de Platon. C'était percevoir les possibilités théâtrales en eux, mais aussi les difficultés qu'on pouvait rencontrer à les mettre en scène.

Difficultés, sans doute, mais ne sont-elles pas plus apparentes que réelles ? Parlons-en:

Des dialogues, dit-on? sans doute, mais qui semblent être des monologues déguisés pour la plupart: un personnage central qui interroge et un interlocuteur qui, le plus souvent, acquiesce "certes - en effet - c'est sûr - tu as raison - c'est évident - etc" autant de variations sur un accord, ce qui lasse un peu et dont on se moque, soupçonnant quelque manipulation...

Des positions sur des thèmes, qui pourraient faire penser à des pièces à thèse, où les personnages ne sont que des porte-paroles d'une doctrine.

La défiance de Platon lui-même à l'égard de tous les simulacres et trompe-l'oeil dont le théâtre use sous tant de formes !

Or ces difficultés n'apparaissent qu'à un regard bien trop rapide et superficiel sur ces dialogues.

Les dialogues sont, en fait, des modèles de dialogue. Les partenaires de Socrate sont, le plus souvent, des adversaires tels les sophistes ou les rhéteurs, leurs disciples et les acquiescements qui sont donnés ne sont pas de complaisance, mais d'une raison forcée de se rendre. C'est cela qui montre la fonction véritable d'un dialogue efficace et le rend si émouvant: cet effort que font deux individus, aux positions différentes, de plus ou moins bonne humeur, pour avancer vers un accord jamais définitif, car tous deux sont dans une recherche. N'est-ce pas l'action théâtrale même que cette recherche éprouvante risquant toujours d'échouer, par une rupture, violence ou découragement? Le dialogue n'est pas, pour Platon, qu'une manière plus vivante de présenter ses idées, mais la démarche même de la pensée en train de sortir de l'état de confusion et de mouvance, pour se préciser et se consolider par l'accord avec l'autre, c'est-à-dire avec la raison.

Ainsi on comprend que les personnages ne sont pas des porte-paroles d'une doctrine toute faite, mais des individus fortement ancrés dans leur corps, dans leur classe, dans leur caractère, dans la situation où ils se trouvent. Et d'abord Socrate, toujours le même manteau, dans les gymnases, sur l'agora, dans les rues, dans les maisons des riches athéniens qui recevaient les célébrités de l'époque. Quel étonnant personnage devait-il être pour avoir donné envie à Aristote, à Xénophon, à Platon et à d'autres, l'envie de le représenter? Comme si, avec lui, le spectacle descendait dans la rue ! pour provoquer de tels attroupements, pour attirer de tels disciples, quel type de communication avait-il donc? Mais on ne saura que par Platon ce que Platon a fait de lui le Socrate troublé du "Lysis", le Socrate troublant du "Banquet", le Socrate passionné du "Gorgias", grave et fort de "l'apologie", le Socrate inspiré et doux du "Phédon" etc. Sans parler des jeunes gens que Platon traite avec tant de sensibilité et de finesse. Rares sont les dialogues où ils ne figurent pas:

soit comme interlocuteurs privilégiés de Socrate

soit comme entourage attentif et pressant? N'oublions pas que Socrate est très souvent représenté dans le Lycée, l'un des plus importants gymnase d'Athènes, ou dans des maisons de riches athéniens recevant des amis et des jeunes gens venus écouter les grands sophistes étrangers recherchant leur clientèle ! entourage si présent qu'on peut le compter comme un autre personnage-public, assis autour, intrigué et silencieux, à peine évoqué.

Il reste la défiance de Platon à l'égard, tant de fois exprimée. Comme sa défiance à l'égard de l'écrit, de la poésie et de l'image ! cet amoureux de la vérité se le devait, mais comme cette vérité ne pouvait se découvrir qu'avec l'autre, fut-il le double de lui-même, il se devait aussi de passer par tous ces intermédiaires, et Platon l'artiste, Platon le poète, Platon l'écrivain est aussi Platon philosophe qui se défie de ce qu'il est d'où la réticence des spécialistes, aussi à l'égard de cette mise en scène des "dialogues", depuis tant de siècles réservés à l'étude. Le théâtre est spectacle, fugitif, trop fascinant pour permettre la réflexion... et si ces dialogues étaient écrits pour rappeler des séances d'étude et de discussion existant dans l'Académie? Loin de les remplacer, ils s'y ajoutaient et réjouissaient aussi bien leur auteur que les auditeurs des lectures publiques qui en étaient faites. La pensée ne peut qu'y gagner à sortir des corps et des situations pour se mettre peu à peu au point, sans que manquent les rires et les larmes, trop souvent oubliées au cours de l'étude!

Et les gens de théâtre, réticents, eux aussi, face à ces dialogues liés à la grande tradition philosophique, et pour certains, marqués par de fausses images, sont alors surpris des nombreuses sollicitations scéniques que ces textes, mieux lus, contiennent et voient dans Platon enfin le grand metteur en scène qu'il est aussi.

La grande originalité de ces dialogues, inimités depuis, est ce mélange fort réussi de rigueur et de spontanéité qui explique l'envie qu'on a à la fois de les traiter philosophiquement et théâtralement, en des lieux et des temps différents, pour ne rien perdre de toute leur saveur.

"Les dialogues de Platon sont des oeuvres dramatiques qui pourraient et qui devraient même être jouées" dit Alexandre Koyré. C'est ce que j'ai entrepris, poussée par les dialogues eux-mêmes et par les jeunes gens à qui j'avais envie de les faire connaître.