Nature et histoire

Jean Baechler

Presses Universitaires de France 2000

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Jean Baechler, professeur de Sociologie historique à Paris IV Sorbonne et membre du Groupe d'études des méthodes de l'analyse sociologique est également l'auteur de: Grande parenthèse 1914-1991 (Calmann-Levy), Le capitalisme (Gallimard), Origine capitalisme (Gallimard), Précis de démocratie (Calman-Lévy), Les Suicides (Calmann-Lévy) et Démocraties (Calmann-Lévy)

Comment réussir à donner un sens aux histoires humaines, ce qui s'exprime plus justement en anglais : making sense of history ? Il ne s'agit pas de trouver le sens de l'histoire, à la manière des historicistes de toutes obédiences, mais de parvenir à expliquer pourquoi les histoires humaines sont ce que nous constatons qu'elles sont. Par " histoires ", il faut entendre toutes les productions, quelles qu'elles soient, de cette espèce du règne vivant classée comme Homo sapiens sapiens. Le projet peut être précisé de la manière suivante. Il semble que la nature ou le réel soient distribués en trois règnes, physique, vivant, humain. Il est prouvé, depuis quatre siècles et jusqu'à nouvel ordre, que le règne physique est rédigé en langage mathématique. Il se pourrait que le règne vivant fût écrit en un langage systémique. En quel langage pourrait être écrit le règne humain ? Si l'on parvient à décider la nature de ce langage, il doit être possible de le décoder et de lire les productions humaines dans leur propre langue. L'entreprise est a priori possible, car elle est l'application à un segment distinct du réel de la démarche scientifique. La démarche repose sur quatre opérations. Elle part d'une théorie hypothético-déductive, elle passe par des expérimentations, elle se déroule dans le temps, sous la forme d'explorations conduites par des communautés intergénérationnelles de pairs, et elle aboutit à des explications du réel.

D'où partir, pour saisir la nature du langage du règne humain ? Le moins risqué est de retenir comme hypothèse fondatrice de la théorie un caractère de l'espèce humaine, qui la distingue du reste du règne vivant. Si aucun caractère distinctif ne pouvait être repéré et isolé, il faudrait renoncer et recourir sans regrets à la biologie, à la génétique, à l'éthologie, à la et aux sciences attachées à déchiffrer le vivant. Un caractère distinctif de l'espèce humaine est de n'être pas programmée génétiquement dans le détail de son comportement et de ses agissements. L'espèce humaine est programmée pour communiquer par le langage articulé, mais elle ne l'est pour aucune langue en particulier. L'espèce est grégaire de nature, mais sa grégarité s'exprime dans les formes les plus variées. En multipliant les exemples et en les généralisant jusqu'à leur fondement commun, on obtient une proposition du genre : le propre de la nature humaine est d'être virtuelle et de s'exprimer en actualisations culturelles. Une nature unique s'actualise en une multiplicité d'expressions culturelles. La non programmation est une manière de désigner la liberté. L'hypothèse fondatrice de la théorie est la liberté de l'espèce humaine.

Une hypothèse scientifique peut et doit se contenter d'être logiquement non contradictoire et plausible. Il n'y a rien de contradictoire à poser qu'une espèce vivante puisse atteindre un degré tel de complexité dans son plan d'organisation, qu'elle se voie attribuer des degrés de liberté la mettant à part du reste du vivant. L'hypothèse est certainement plausible, car elle est banale. Elle génère directement trois caractères dérivés de l'espèce. Une espèce libre est problématique, car sa liberté lui pose des problèmes de choix et d'actualisation et sa survie exige qu'elle leur trouve des solutions. Convenons d'appeler finalité la dialectique humaine des problèmes et des solutions. D'où un troisième caractère, la rationalité, définie comme la capacité de l'espèce à résoudre ses problèmes. Il serait, en effet, déraisonnable d'admettre qu'ait pu apparaître sur l'arbre du vivant et se perpétuer une espèce incapable d'assurer sa survie avec les moyens que l'évolution lui a attribués. Mais une espèce libre a également la capacité des contraires, ce qui la rend faillible. Elle ne serait exempte de faillibilité que si elle trouvait spontanément et irrésistiblement les solutions de ses problèmes, ce qui signifierait une inscription génétique des unes et des autres et abolirait la liberté au sens défini.

Ainsi, l'hypothèse retient une espèce libre, finalisée, rationnelle et faillible. Chacun de ces caractères et leurs relations réciproques pourraient devenir objet d'étude. Elle devrait être conduite dans le cadre d'une théorie de la nature humaine. Mais une hypothèse fondatrice de théorie n'a pas à être la conclusion en bonne et due forme d'une théorie constituée. Il lui suffit d'être cohérente et plausible, sans avoir à présenter en plus des preuves de sa vérité. Une hypothèse ne vaut que par les déductions tirées, par les expérimentations conduites, par les explorations ouvertes et par les explications atteintes. Une première déduction conduit à poser que le règne humain est écrit en langage stratégique et que c'est ce langage qu'il convient de déchiffrer, si l'on prétend expliquer les histoires humaines. Les deux termes de base de ce langage sont " problème " et " solution ". Le déchiffrement parcourt deux étapes, dont la seconde est retracée en détail dans ce livre. La première étape consiste à transcrire le binôme " problème/solution " en trois binômes plus précis, celui de l'agir " fin/moyen ", celui du faire " matière/forme " et celui du connaître " question/réponse ", et à en faire une analyse systématique. Cette entreprise, blonde et méticuleuse, a été accomplie par ailleurs. La seconde étape du décodage est, elle aussi, longue et minutieuse, car les affaires humaines et le langage stratégique n'autorisent pas les raccourcis et la concision de la nature physique et de la mathématique. Elle se décompose à son tour en trois sous-étapes, celles de la finalité, de l'exploralité et de la facticité.

La finalité porte sur le repérage des problèmes ultimes de survie et de destination qui se posent à l'espèce, comme ceux de la contingence, de la conflictualité, de la sodalité, de la rareté... Treize problèmes ont été repérés. Chaque problème fonde la déduction d'une solution, appelée " fin ". Chaque fin devient, à son tour, un problème, celui des moyens permettant de s'en approcher. L'ensemble des moyens appropriés à la poursuite d'une fin est son " régime ". L'appropriation du ou des régimes - une même fin peut avoir plusieurs régimes appropriés - permet de déduire un ou des régimes inappropriés. J'appelle " naturel " un régime approprié à la nature d'une fin. Problème, fin et régime définissent un " ordre ", un domaine des activités humaines, dont la matière historique est produite par les actions, les factions et les cognitions des acteurs individuels et collectifs. Ce sont ces ordres et leurs matières constitutives qui fournissent aux différentes sciences de l'humain leurs objets propres, aux sciences politique, économique, démographique, religieuse, éthique… Un décodage plus poussé permet de déduire et le système des fins et l'architectonique des ordres, et de montrer que chaque ordre définit un champ de possibles, dont les actualisations sont dans la dépendance des états de tous les autres ordres. En d'autres termes, chaque ordre est à la fois autonome et relié aux autres, capable d'exercer son influence sur eux et de recevoir leurs influences en retour. Cette position permet de peser la valence et la sensibilité de chaque ordre par rapport à celles des autres et conduit à montrer que le dispositif humain est très sensible aux différents états de l'ordre politique et de ses régimes.

La sous-étape de l'exploralité part de la démonstration que la prise en charge des fins par des représentants individuels et collectifs de l'espèce conduit inexorablement à des échecs. Une espèce libre est faillible et ses représentants échouent. Cette situation intelligible et paradoxale pose un problème, qui doit avoir une solution accessible aux acteurs humains, sinon l'espèce ne serait probablement pas apparue sur l'arbre du vivant ou aurait certainement disparu aussitôt émergée. La solution est un dispositif d'exploration des problèmes et des solutions par essais, échecs, tris, cumulations et consolidations. L'analyse permet de décomposer ce dispositif et de définir ses règles de fonctionnement. Elle conduit aussi à l'exclusion de deux hypothèses consolantes pour l'espèce. L'exploration exige, pour débuter et se perpétuer, que soient remplies certaines conditions de possibilité. L'analyse démontre qu'il est impossible à des acteurs humains de les réunir délibérément ni qu'elles le soient par des développements spontanés et irrésistibles à l'intérieur de chaque ordre. Ces conclusions ruinent de fond en comble les conceptions tant évolutionnistes que volontaristes de l'historicité humaine. La réunion des conditions de possibilité des explorations est contingente, plus ou moins selon les circonstances et les milieux. Quand elles sont réunies et se maintiennent un temps suffisant, des histoires sont produites malgré eux par les acteurs, auxquelles les fins et les régimes confèrent des sens intelligibles. Elles sont assimilables, rétrospectivement, aux entreprises d'acteurs fictifs, composés par la population ayant participé à l'exploration, au besoin sur de nombreuses générations. De là, il devient possible de comprendre les formes caractéristiques des matières historiques produites respectivement par l'agir, le faire et le connaître. Les histoires cognitives tendent à la linéarité, les histoires factitives sont paraboliques et les histoires actives chaotiques.

La dernière étape étudie la facticité, définie comme l'ensemble des matières historiques, produites par des acteurs individuels et collectifs selon toute évidence, mais sans qu'il soit possible de les rapporter à aucun d'eux immédiatement, ni médiatement à un explorateur collectif fictif. Ce sont des matières produites par agrégations spontanées d'activités finalisées soit directement soit indirectement. Ces objets historiques soulèvent deux questions. L'une porte sur les mécanismes précis de la transmutation de l'intentionnel en facticité pure. Elle conduit à des analyses minutieuses de ces mécanismes. L'autre question considère la possibilité que des facticités agrégatives non intentionnelles aient, malgré tout, des formes non quelconques et puissent être affectées de mouvements propres. On montre que l'application de certains schèmes, dont celui de l'équilibre, permet de donner corps à l'hypothèse.

Le décodage conduit en ce point peut être considéré comme terminé. Non pas que toutes les déductions ont été tirées jusqu'à épuiser l'hypothèse, mais il a été conduit assez loin, pour permettre d'aborder utilement l'épreuve de vérité. Celle-ci consiste dans l'application du décodage au règne humain dans toutes ses dimensions et dans la vérification qu'il est bien écrit dans le langage postulé. Les sciences humaines, telles qu'elles se sont définies depuis deux ou trois siècles, et leurs résultats provisoires doivent permettre de tester la théorie.

Jean Baechler