La substance et l'accident

Jean Peltier

 Accueil | Biblio-net | Philo-net magazine | Agenda | Recherche | liens

Jean Peltier, professeur certifié, est enseignant à domicile et fait du soutien scolaire .

Aristote nous a appris à distinguer le substrat, une chose en elle-même, de l'accident, c'est-à-dire les propriétés d'une chose. Cela correspond à la distinction grammaticale entre le substantif et l'adjectif, et qui a son parallèle dans le monde de l'acte dans la distinction entre le verbe et l'adverbe, ce dernier étant l'adjectif du verbe.

Pourtant, si on y réfléchit bien, l'adjectif décide quelquefois de la nature du substantif qu'il est censé qualifier, au point de la modifier en profondeur. Ainsi en allemand, pour dire "oursin" on dit "Seeigel" c'est-à-dire "hérisson marin ". Jusqu'à présent, rien n'affecte la distinction aristotélicienne entre substance et accident, dans la mesure où on peut considérer que l'oursin est un hérisson marin, donc a toutes les propriétés du hérisson avec en plus celle d'être marin. Mais quand on sait que la vie est originaire de la mer, ne serait-il pas plus logique de dire que le hérisson est un oursin terrestre ? en fait, les deux sont interchangeables, ce qui veut dire que faire suivre le terme "hérisson" du terme "marin" revient à changer la nature de l'animal que l'on désigne, de même que faire suivre le terme "oursin" du terme "terrestre".

Le même échange se trouve dans la traduction en allemand du mot "gant". Le mot se dit "Handschuh", ce qui signifie "chaussure de la main", le complément du nom "de la main" faisant office d'adjectif. Cela nous permet de dire que la chaussure, comme la chaussette, est un gant du pied. Alors où se trouve le substrat ? il y a d'un côté le fait de protéger un organe, désigné par le substantif, et de l'autre l'organe en question, désigné par l'adjectif. Mais le fait de protéger un organe est une notion vague, qui de surcroît relève plus de l'acte que de la matière. Pourtant, si on fait un parallèle entre la distinction puissance/acte et la distinction substance/accident, on est plus volontiers porté à mettre l'acte du côté de l'accident et la puissance du côté de la substance, car la propriété d'un objet est la manière dont il est modifié, ce qui fait intervenir la notion d'action, alors que le substrat est ce qui se laisse modifier, donc il est en puissance.

Un troisième exemple va peut-être nous éclairer : une vitre est un mur transparent, et un mur est une vitre opaque. Donc la transparence est ce qui manque au mur pour être vitre, et l'opacité est ce qui manque à la vitre pour être mur. Mais si on parle de manque, on pourrait penser que l'un des deux objets est plus complet que l'autre. Or chacun est complet en son genre, vu que l'un a quelque chose que l'autre n'a pas et que l'autre a lui aussi quelque chose que l'un n'a pas. Ils sont à égalité et peuvent se définir l'un par l'autre. Il semblerait que si on prive un objet de ses attributs, il n'en reste plus rien. Il faudrait donc inventer une nouvelle langue où le seul substrat soit le mot "être" et où tout le reste soit adjectif. On pourrait même se passer du verbe être car, s'il est consistant dans le monde réel, il est dépourvu d'attributs, et le monde du langage qui est un monde de distinctions, s'intéresse surtout aux attributs. C'est peut-être pour cela que Borges dans ses "Fictions" imaginait une peuplade extraterrestre dont la langue ne comporterait que des adjectifs. Une telle langue est possible, dans la mesure où on peut désigner le ciel par "Bleu, profond, lointain".

Prenons un quatrième exemple : une valse est une marche à trois temps, et une marche est une valse à deux temps. En effet, pourquoi est-on autorisé à dire "une valse musette" ou "une valse viennoise" et pas "une valse à deux temps". Pourquoi certaines propriétés seraient autorisées et pas d'autres ? Rien ne justifie cette discrimination, si ce n'est la définition du mot "valse" qui est "mélodie à trois temps". Il faudrait donc supprimer le terme "valse" pour le remplacer par "mélodie" et on tombe à nouveau dans la définition interactive, car une mélodie sourde serait une batterie, ce qui nous fait sortir de la mélodie, car il faut alors définir cette dernière comme une batterie sonore … Si on remplace le terme "mélodie" par "musique" on rencontre le même problème, vu que la musique d'un moteur d'avion n'est plus de la musique. Il faut le remplacer par le terme " bruit " qui est un terme encore plus général, et ainsi de suite. Plus on gagne en généralité, plus on se rapproche de la substance universelle, l' "être".

Voici un cinquième exemple : une caravane est une maison mobile, et une maison est une caravane immobile. Là vous allez réagir en précisant que la notion de maison est apparue bien avant celle de caravane, donc que la 1re proposition est plus censée que la 2e. Pourtant vous savez que la civilisation nomade a précédé la civilisation sédentaire dans l'histoire de l'humanité et a duré bien plus longtemps … ainsi lorsque la notion de maison a été créée, ne signifiait-elle pas "caravane immobile" dans l'esprit des gens qui ont mis cette notion au point ? Les adjectifs "mobile" et "immobile" décident de la nature du substantif auquel ils se rapportent. Il ne reste plus que la notion d' " habitation " en commun à maison et caravane, les adjectifs ayant le pouvoir d'élargir le champ sémantique des substantifs.

Ces exemples vous rappellent peut-être les conversations du Professeur Shaddock qui passaient à la télévision durant les années soixante. Voici l'une d'entre elles :

"Il existe trois types de passoires.

1) celles qui laissent passer l'eau mais ne laissent pas passer les nouilles

2) celles qui laissent passer les nouilles mais pas l'eau ; celles-là, on ne les a pas encore inventées

3) celles qui ne laissent passer ni les nouilles ni l'eau : on les appelle des casseroles"

Et voilà : on peut dire qu'une casserole est une passoire sans trous, et qu'une passoire est une casserole trouée. Puisque "trou" signifie "vide" on peut considérer qu'il manque quelque chose à la passoire pour être casserole, mais qu'il ne manque rien à la casserole pour devenir passoire, puisqu'il suffit de lui enlever une partie de son métal. Mais c'est oublier que le vide est générateur d'être, et c'est ce qu'a compris la philosophie taoïste qui dit que c'est le vide à l'intérieur d'une bouteille qui fait d'elle un réceptacle, donc permet d'être utilisée, faute de quoi elle ne serait pas une bouteille. Les trous de la passoire, loin d'être des manques, sont au contraire un supplément, même si cela paraît paradoxal sur le plan matériel.

Il est à remarquer que la physique des particules élémentaires, qui s'occupe des fondements de la matière, a donné aux quarks des noms de saveurs, ce qui montre que même à la base de la " materia primera "l'adjectif est présent. Ainsi tout dans le monde est accident et rien n'est substance … intéressant renversement de perspective qui pourrait nous faire penser que l'être n'est pas ce qu'on croit.