Jean Peltier, professeur
certifié, est enseignant à domicile et fait du
soutien scolaire .
Beaucoup de gens pensent que leur vie est toute tracée
et que, quoi qu'ils fassent, il adviendra inéluctablement les mêmes
choses, comme si une personne attirait vers elle tel type d'événements
ou que deux personnes étaient nécessairement faites pour s'aimer, ou
se haïr.
Cette idée a fait des ravages dans les comportements,
car elle amène l'être humain à se laisser aller. A quoi bon forcer le
cours des choses puisqu'elles doivent se passer comme c'est écrit sur
les tables du destin ? C'est ce que Leibniz appelait le sophisme de
la raison paresseuse.
Les Grecs ont longtemps cru à l'idée de destin. Pourtant,
déjà à l'époque, on pouvait remettre en cause cette idée, en développant
l'argument suivant : si on dit à une personne qu'il va lui arriver tel
malheur, elle fera tout pour l'éviter, ce qui modifiera le futur. Donc
l'information de ce qui va nous arriver suffirait à éviter ce qui était
considéré comme fatal. Mais le tragédien grec Sophocle a écrit une tragédie
destinée à prouver que les partisans du destin avaient quand même raison.
Cette tragédie, qui a pour titre Œdipe Roi, raconte l'histoire d'un
enfant pour lequel les oracles avait prédit qu'il tuerait son père et
ferait l'amour avec sa mère. Ses parents, pour éviter que cela ne se
produise, abandonnèrent leur fils au bord d'une rivière, et celui-ci
grandit loin de ses parents. C'est cette précaution qui fera que la
prédiction s'accomplira, car Œdipe roi n'avait pas non plus envie de
tuer son père ni de faire l'amour avec sa mère, mais du fait qu'il a
grandi loin de ses parents, il n'a pas pu les reconnaître lorsqu'il
s'est retrouve face à son père, puis face à sa mère, aussi a-t-il fait
ce que les oracles avaient prédit. Ainsi l'information de ce qui va
nous arriver, loin de nous faire éviter ce qui est prédit, nous plonge
au contraire dedans … Voilà pourquoi l'idée de destin a tenu le coup
pendant plusieurs siècles.
Mais si l'information de cette prédiction n'a pas empêché
la destinée de s'accomplir mais a au contraire précipité Œdipe vers
son destin, c'est parce qu'elle était incomplète. Si elle avait été
complète, Œdipe aurait su que telle personne était son père et que telle
autre était sa mère, et il aurait fait en sorte que cela ne se produise
pas ainsi. Il n'y a donc pas de fatalité en ce monde, dès lors qu'on
a tous les éléments en main pour pouvoir y faire face.
En plus de la tragédie de Sophocle, les partisans de
l'idée de destin utilisent souvent comme argument de justification le
déterminisme. En effet, cette dernière idée qui, elle, est conforme
aux découvertes scientifiques, nous dit que si une personne reçoit une
tuile sur la tête, c'est parce qu'elle a décidé de passer par tel chemin
à tel moment parce qu'une autre personne lui avait fixé un RDV ou parce
qu'elle devait aller à son travail. Si la tuile est tombée au moment
où la personne est passée, c'est à cause d'un lent processus d'usure
et de l'orage qui a eu lieu la veille. Ainsi tout événement a une cause,
et la connaissance intégrale des causes permettrait de prévoir avec
une remarquable exactitude le futur à partir du présent, ce qui nous
amène à penser qu'il y a du destin dans le monde. Cet être omniscient
qui connaîtrait intégralement l'état de l'Univers dans le présent et
qui pourrait prévoir le futur, on l'appelle " Le démon de Laplace "
du nom d'un savant qui fut partisan du déterminisme. Mais cette théorie
scientifique n'a rien à voir avec l'idée de destin, même si elle semble
être de même nature. Le déterminisme nous dit que les mêmes causes produisent
toujours les mêmes effets, alors que l'idée de destin, c'est-à-dire
le fatalisme, nous dit que quel que soit l'événement antérieur, l'effet
sera toujours le même, à savoir celui qui a été prévu par le destin.
Selon la théorie déterministe, on peut modifier le
futur, il suffit de modifier les causes pour modifier les effets. En
revanche, d'après le fatalisme, quoi que l'on fasse, il s'en suivra
toujours un même effet, ce qui est contraire aux acquis de la science
moderne. Comment se fait-il qu'à notre époque, le début du XXIe siècle,
il y ait encore des gens qui croient à l'idée de destin, et que celles-ci
soient tellement en vogue ?
Il faut savoir que les idées les plus en vogue émanent
souvent de personnes qui ont bien réussi leur vie, car ces personnes-là
font office de modèle pour le commun des mortels, et on aura plus volontiers
tendance à écouter une personne qui a bien réussi sa vie qu'une personne
qui a mal tourné, car on aura plus envie de ressembler à la première,
donc celle-ci sera à nos yeux plus crédible et on croira plus facilement
ce qu'elle nous dit. Or les personnes qui ont réussi leur vie ont plus
tendance à croire à l'idée de destin, car elles sont heureuses de ce
qui leur est arrivé, et, pour prouver aux autres qu'elles méritent ce
qui leur est arrivé, elles auront tendance à leur dire que ça s'est
passé comme ça parce qu'il devait en être ainsi et qu'il ne pouvait
pas en être autrement. Ces personnes qui ont bien réussi leur vie refouleront
spontanément en elles toute idée qui pourrait les amener à penser qu'elles
auraient pu ne pas réussir leur vie et basculer de l'autre côté.
En revanche, les personnes qui n'ont pas réussi leur
vie auront tendance à mettre en avant l'idée que cela aurait pu se passer
autrement, qu'elles ont été victimes d'une injustice et qu'il s'en serait
fallu de peu pour qu'elles soient mises sur un piédestal. Mais puisque
ces personnes ont mal tourné, elles sont considérées comme peu crédibles
ce qui fait qu'on a moins tendance à les écouter, donc leurs propos
sont moins facilement diffusés par les médias, ces personnes ayant bien
moins souvent la parole. Pourtant, les idées qu'elles développent me
semblent plus proches de la réalité, car il est de nombreuses situations
dans la vie où on est à la croisée des chemins et où on choisir sur
un coup de tête une voie plutôt qu'une autre. Ainsi le choix de telle
voie est aléatoire, ce qui n'empêche pas qu'une fois qu'il est fait,
il devient irréversible. Et voilà , irréversible, le mot est lancé.
J'en arrive à présent à l'idée fondamentale que je veux amener dans
ce texte, à savoir que la cause de l'idée de destin est le fait que
les événement soient irréversibles.
En effet, lorsqu'on se retrouve face à une bifurcation
dans notre vie, le choix de l'une ou l'autre voie est aléatoire, mais
ensuite on ne peut plus revenir en arrière. Autrement dit, ce qui était
aléatoire à l'instant t devient absolu et immuable à l'instant t+1.
Ceci nous amène à croire que le choix a toujours été absolu et immuable,
aussi bien à l'instant t qu'à l'instant t+1, ce qui est la cause de
l'idée de destin. En effet, l'esprit humain a du mal à admettre que
le statut d'un événement puisse changer dans de telles proportions en
si peu de temps, que du statut d'aléatoire et de contingent il passe
au statut d'immuable et de nécessaire. Pour atténuer ce contraste, l'esprit
humain préfère penser que l'événement a toujours été nécessaire et immuable,
et, évidemment, personne ne peut vérifier si c'est vrai puisqu'il est
impossible de remonter le temps !
L'irréversibilité du temps est illustrée par l'exemple
suivant : vous habitez dans une grande ville, les places de parking
devant votre maison sont donc très convoitées par les automobilistes.
Eh bien si vous ne voulez pas que la place devant votre maison soit
occupée par une voiture étrangère à votre famille, il vous suffit de
faire un geste simple : garer la vôtre à cet endroit, avant le rush
des automobilistes de 8h du matin. Mais si vous ne le faites pas, une
autre voiture va prendre cette place, et alors vous aurez toutes les
peines du monde pour la faire partir. Il faudra que vous forciez la
serrure et le démarrage pour la faire partir, ou bien que vous preniez
un cri pour soulever ce monstre d'acier qui a 30 fois votre poids, et
bien sûr vous serez sévèrement puni par la justice, car celle-ci sera
du côté de la personne qui a occupé la place se trouvant devant chez
vous, celle-ci n'étant pas une sortie de garage. Autrement dit, il était
très facile d'empêcher le stationnement de cette voiture étrangère avant
8h, mais très difficile après, et le contraste entre la facilité de
départ et la difficulté ensuite est tel que l'on n'arrive pas à se le
représenter. Eh bien c'est cela, l'irréversibilité du temps.
De plus, c'est la force et la puissance de cette irréversibilité
qui nous amène à croire en l'idée de destin. L'exemple suivant va vous
en faire prendre conscience. Acte 1 : vous avez une copine dont vous
êtes très amoureux. Un jour, une petite dispute éclate qui envenime
votre relation, et la demoiselle prend ses distances par rapport à vous.
Acte 2 : elle rencontre un autre copain, dont elle tombe amoureux, alors
que vous réalisez que cette dispute était due à un motif futile. Vous
essayez de vous réconcilier avec votre copine, mais il est trop tard,
" elle en a trouvé un autre ", selon l'expression consacrée. Acte 3
: vous êtes tellement désespéré que vous vous confiez à plusieurs personnes,
de préférence des personnes qui ont réussi leur vie amoureuse, pensant
qu'elles trouveront plus facilement le remède. Ces personnes vous disent
qu'il n'y a pas à s'en faire, si elle est partie c'est que vous n'étiez
pas faits l'un pour l'autre et que la rupture serait de toute manière
arrivée à un autre moment, c'était écrit. Cette idée est plus supportable
pour votre âme désespérée que l'idée selon laquelle ça aurait pu marcher
si vous aviez réagi autrement au moment de la dispute. Mais pour éviter
de vous culpabiliser, vous préférez adopter l'idée selon laquelle "
ça devait arriver de toute manière " cela vous permet de mieux supporter
la situation présente.
Or l'être humain est ainsi fait qu'il préfère adopter
les idées qui lui font moins mal, plutôt que celles qui sont plus proches
de la vérité. Et l'idée selon laquelle tout était écrit et " qu'on ne
pouvait rien y faire " est moins douloureuse que l'idée selon laquelle
il s'en serait fallu de peu pour que la situation tourne autrement.
C'est parce que " les carottes sont cuites " qu'on a tendance à croire
qu'il ne pouvait en être autrement.
Je pense qu'il serait temps que l'on choisisse les
idées qui sont les plus vraies, même si elles font plus mal. Ce que
l'on perdrait en plaisir, on le gagnerait en lucidité.
Si nous pensons que les choses ne pouvaient pas se
produire autrement que comme elles se sont produites, c'est à cause
de ce que Bergson appelle " L'illusion rétrospective ". Un événement
aurait très bien pu ne pas arriver au moment où il s'est produit, mais,
dès qu'il appartient au passé, il est impossible de le changer, et il
porte les vêtements de l'immuable et de l'intangible. Il est facile
ensuite de dire " ça ne pouvait se passer autrement ", car c'est toujours
après coup qu'on déclare cela.