Théorie du Geist
L'appui épistémologique de la notion de Geist est
l'initiative de l'esprit : on ne peut pas ne pas envisager
l'esprit comme ce qui a l'initiative du savoir (au moins).
Nous ne comprendrions rien à notre science, à
ses progrès ou à sa validité, si nous
ne recevions pas ses initiatives comme telles, et si nous
ignorions la clause juridique de la liberté de ces
initiatives (ainsi, le principe de tolérance chez
Carnap).
L'appui phénoménologique de la notion de Geist est la
subjectivité :
nous ne pouvons pas éliminer de l'esprit cela qu'il
s'attribue à un - ou des - sujets. Lorsque nous
considérons les contenus de pensée, par
exemples de savoir, nous "savons" qu'ils sont actualisables
sinon actualisés comme contenus de la pensée
d'un sujet, individuel ou collectif. Cela est plus et autre
chose que le renvoi de l'esprit à la conscience :
l'important n'est pas tant que l'esprit soit le contenu
d'une auto-révélation, qu'il "réside"
dans le voir interne, mais plutôt qu'il soit, dans
l'articulation qui l'effectue, toujours potentiellement
signature, emblème d'un sujet. L'esprit est quelque
chose comme le surcroît d'identification de sujets.
L'esprit comme Geist, en tout
cas.
Une conception philosophique du
Geist
est une synthèse conceptuelle du caractère
d'initiative et du caractère de
subjectivation.
Je propose la conception suivante, que je
veux bien appeler lévinasienne.
1) Le Geist est initiative
parce qu'il est lieu de l'atteinte, réception de
l'adresse, gardant sa trace. La capacité de
mouvement-vers de l'esprit est intrinsèquement dialogale,
elle est capacité de réponse. L'initiative est
désir, pro-jet, mobilisation vers un autre souhaité,
et le prototype de ce qui rend souhaité le
souhaité est son caractère demandé. Le
Geist
est destinateur parce qu'il est destinataire. Non pas au
sens de la nécessité d'une mécanique,
qui réfléchirait l'impulsion incidente, mais
au sens où la visée de l'initiative ne fait
sens que comme visée demandée, enjointe
(quoiqu'il en soit du caractère infiniment
médiat de la relation entre la dernière
demande reçue et la plus récente initiative
émise).
2) le Geist est sujet parce
qu'il est repli, compression du sens dans les signes. Le
sens émane ordinairement des configurations
sémiotiques. S'il en résultait selon une
quelconque logique uniforme, autorisant que jamais les
renvois du sens ne se recoupassent, ne se raccordassent, ne
se concentrassent, alors il n'y aurait pas de sujet, il n'y
aurait qu'un "Esprit absolu", un immense système
vivant-dynamique de renvois, ne requérant aucune
interprétation. Mais en vérité, notre
expérience en témoigne, l'agencement faisant
sens du signe avec lui-même détermine
corrélativement au faire-sens des aires de repli,
d'enveloppement, de compression. Le jeu propre du sens se
localise, selon le procédé fondamental de la
convergence, de l'itération et de la
circularité des renvois.
Une synthèse est possible, entre
ces deux déterminations - qui me semblent lui
appartenir de manière impérative - de l'esprit
comme Geist. La synthèse dit que le Geist est l'esprit
comme sens. Cela veut dire, en effet, d'un côté
que l'esprit n'est pas ce qu'il est "dans
l'indifférence", mais qu'il est en proie à une
demande, insinuant la notion d'un autre état de
soi-même, à poursuivre, et conférant un
"sens" à la fois à l'état
présent (celui du défaut) et au devenir (son
attente), polarisant en général tout
étant selon une dimension nouvelle qui est celle du
sens : or c'est relativement à une telle polarisation
que la vigilance infatigable de l'initiative se comprend.
Cela veut dire aussi, de l'autre côté, que
l'esprit ne se déploie jamais, ne se "perd" jamais
dans les configurations de ses renvois - renvois du sens -
au point où ces configurations cesseraient
d'être rapportées à une
intériorité hypostase de la
régionalité des renvois. Si le sens est la
demande "avant tout", un aspect essentiel est que ce qui se
tisse en fait de renvois du sens "demande" à
être référé à une teneur
subjective corrélative. Le jeu du sens fait trace
d'une façon qui rend constamment non
indifférente l'être tel ou tel de la trace,
relevant sa régionalité et sa configuration en
une subjectivité dont l'"intériorité"
soutient et éclaire le jeu.
Le rapport du Geist à la
subjectivité est donc double : le Geist présuppose
une subjectivité "métaphysique" de
destinataire, et post-suppose une subjectivité
"produite" par son effectivité même, en tant
qu'elle est toujours localisation, repli, compression.
L'élément commun à cette pré et
cette post-supposition est celui du sens, entendu notamment
comme la ratio essendi de tout renvoi.
Quelle est la détermination
corrélative du Mind ? Le
Mind
est le spirituel dont on oublie la subjectivité des
deux manières qui apparaissent aussitôt comme
possibles :
1) on prend l'agir du Mind comme la
production d'une sortie à partir d'une entrée
en omettant la demande - ce qui peut se faire, à la
limite, en faisant de celle-ci une entrée ou une
sortie, alors que la demande, s'il fallait la décrire
dans cette perspective, est plutôt la boîte
noire elle-même (on touche là un tort essentiel
infligé à l'esprit par le behaviourisme
profond de toutes les naturalisations).
2) on se donne une vision purement topologique
des configurations de renvois de l'esprit. On décide
qu'il n'y a rien d'autre à faire que localiser comme
ils se sont localisés les renvois, on dresse la carte
du Mind
sans prendre les densités de la carte comme foyers de
subjectivité. Je pense que, tout en gravitant,
à l'évidence, assez loin de la présente
discussion, la topobiologie de
Edelmann exemplifie bien cette tendance. Le programme de
localisation cérébrale, comme le behaviourisme
rencontré à l'instant, est à vrai dire
au cœur de la naturalisation depuis longtemps. Mais, cela
dit, la théorie des modules cognitifs
("périphériques") est du même type,
l'activité de cartographie peut tout à fait
opérer sur des données-traces du spirituel
discrètes, linguistiques ou logiques.
Reste, en conclusion, à tenter de
se faire une idée du rôle que joue la
mathématique par rapport à cette nouvelle
acception de la différence Mind-Geist.
On peut, dans un premier temps,
relégitimer la bivalence des mathématiques en
l'exprimant à partir de la présente
description du Geist.
Bimodalité de la
mathématique discrète
Nous avons caractérisé le
Geist
par un trajet du Tu
transcendantal au Je signifié, trajet
en qui résiderait la subjectivité même
du Geist. Ce qui pose la subjectivité du
Geist
au plan transcendantal, c'est
le statut de destinataire, le rapport à l'adresse,
à la lumière duquel se comprend la
"réponse" de l'initiative spirituelle libre. Mais le
Geist
se montre aussi sujet en ce qu'il est - de manière
contingente, "empirique" en un sens très exceptionnel
- tel ou tel. Or, le caractère tel ou tel du
Geist,
c'est la façon dont il est signifié dans le
texte-individu. Le texte-individu, la signification d'un
Je,
s'attestent par et dans le repli et la convergence des
renvois, la régionalité des réseaux de
la signification.
La mathématique peut être
comprise comme l'épure de cette subjectivité.
Les renvois du sens sont le tissu de la
pensée-langage, et celle-ci est intégralement
présentable comme entité mathématique,
au sens d'une photographie ou d'un repérage. Le mot
renvoi signifie déjà, esquisse ou appelle
en tout cas cette mathématisation de la
pensée-langage, en nous orientant vers un objet
constructif fondamental de la mathématique, la
flèche. La mathématique est (notamment)
calcul, algèbre, symbolisation : la
mathématique discrète ou constructive, prise
avec ses moyens méta-catégoriaux, est apte
à dresser l'épure d'une complexité
arbitraire de renvois, arbitraire au sens où elle
sera déconnectée de tout contenu de sensation
(de toute dénotation) et de tout contenu affectif (de
toute expression ou sentimentalité). Telle quelle,
elle continue de signifier, et ce de telle manière
qu'elle produit un "effet de sujet". Voilà ce qui,
peut-être, permet de comprendre l'association si
ancienne et si parlante entre mathématique et
subjectivité : comme cela se laisse constater depuis
des générations, l'élévation du
réseau des renvois du sens au plan
mathématique n'annule pas la dimension subjective du
Geist,
elle s'y affirme encore, dans une pureté qui peut
porter à y reconnaître le secret de la
subjectivité (il est grandiose de découvrir
que la subjectivité est encore elle-même sans
la sensation et sans l'affect). Conformément à
la description générique du Geist, en effet, la
mathématique délivre sa complexité
comme un chemin du Tu
transcendantal vers le
Je signifié : les configurations de déterminations
qu'elle produit valent comme versions des énigmes par
lesquelles elle est commandée, ce qui la classe comme
pensée au sens fort du terme (pensée du
Geist).
Cette valeur subjective de la mathématique,
rattachant son exercice au Geist, est ce qui
motive mon livre L'herméneutique
formelle, ce qui s'y trouve présenté et
attesté autant que possible.
Mais si je ne garde de ce qui
précède que l'interprétation
mathématique des renvois, que la projection de
ceux-ci sur la mathématique
discrète-constructive, en droit de servir à la
photographie de la pensée-langage étant
donnée la "nature formelle du langage", j'obtiens une
objectivation de l'esprit, et à vrai dire, j'obtiens
plus précisément le Mind computationnaliste. Je prends l'esprit comme
théâtre de configurations, entre lesquelles je
conçois les transitions dans les termes qu'impose
l'objectivation de ces
configurations : comme
calculs
ou dérivations.
Mon analyse du rapport Mind-Geist permet donc
de comprendre comment la mathématique peut être
à la fois ce dont parle Heidegger dans
Qu'est-ce qu'une chose ? (le champ de ce qui est pur apprendre, l'espace
d'objets indissociables des initiatives) et ce à quoi
fait appel Pylyshyn pour déterminer scientifiquement
les représentations. La pureté de
l'illustration du Geist dans sa
trajectoire subjective a son pendant dans la
généralité attribuée à la
photographie mathématique du Mind comme espace des
représentations.
Reste à comprendre comment le
continu mathématique vient se placer dans cette
discussion, quelle valeur il prend vis-à-vis de
l'actuelle conception du Geist.
Flux des vécus et
mathématique du continu
Je commencerai par dire que, pour
l'introduire, il faut en appeller à une instance
jusqu'ici absente de ma mise en scène : le flux des
vécus. Dans ma définition du Geist en tout cas, le
flux des vécus n'intervenait pas : j'ai
caractérisé le Geist comme
subjectivité de l'esprit en un sens très
spécial qui ne se commettait nullement avec la notion
de vécu, et de profusion intime du
vécu.
En fait, l'estimation du flux des
vécus par rapport à l'alternative
Mind/Geist pose un véritable problème, ne se
laissant pas minimiser : pour Husserl, le flux est certes
soustrait à la nature en tant que résidu de
l'épochê,
ayant sa cohérence propre ne devant rien à son
"implantation animale", et donc n'est pas du Mind, mais il n'est pas
du Geist non plus, puisqu'il est constamment cette
donnée opaque, cette profondeur d'une trame passive
"contre" laquelle l'initiative de la "donation de sens" de
la "prestation transcendantale" doit toujours apporter sa
contribution décisive. Le Geist est ainsi
postsupposé au flux des vécus, sous la figure
de l'acte donnant un sens (qui s'immanentise "ensuite"),
mais aussi, juge-t-on souvent au moins,
pré-supposé sous la figure de
l'ego.
De telles difficultés, je crois, n'affectent pas la
pensée de Bergson, qui essaie de penser que le flux
des vécus est le Geist lui-même,
ou tout du moins une partie du Geist (sa vie
essentielle). J'ignore quel statut lui donne William James,
le seul autre que je connaisse qui le prenne en
considération dans cette constellation
"phénoménologique" au sens (très)
large.
Il est sans doute possible, en tout cas,
d'envisager le flux des vécus comme le
Mind
lui-même, c'est sans doute même ce à quoi
visent nécessairement les sciences cognitives
morphodynamicistes, du moins dans leur couche psychologique
; et même la théorie neurophysiologique
corrélative, au fond, devrait rendre compte du flux
dans une réduction adaptée. Mais il y a une
difficulté philosophique profonde et perdurante
à cela, bien connue de tous : l'impossibilité
de court-circuiter le témoignage de la conscience
pour accéder au flux dans sa
phénoménalité peut-elle être
comptés comme une chose accessoire,
étrangère à l'être du flux ?
Cette difficulté conduit à juger que
l'intégration du flux des vécus au Mind pose
un problème de taille, fort explicitement reconnu
d'ailleurs par des auteurs cognitifs comme Edelman ou
Jackendoff.
Mais revenons à la question du
rapport du continu mathématique avec le
Geist
tel que je l'ai envisagé tout à
l'heure.
Un premier point est évident : le
continu mathématique a certainement une place du
côté du signifié. Le continu
mathématique est un signifié
mathématique, un signifié essentiel
même, qui ne figure dans le savoir mathématique
que comme version sédimentée de
l'énigme séculaire du continu, à
classer du côté du Tu
transcendantal. Ce qui est
signifié par la mathématique, c'est un
"état de multiplicité"
privilégié ayant nom continu, cela est
même signifié de plusieurs manières, au
cours de l'histoire et dans l'expérimentation
théorique contemporaine. Un élément
constant de la façon dont le continu est
signifié, néanmoins, est que l'architecture
discrète de l'objectivité constructive s'y
retrouve, tous les réseaux effectifs d'objets se
laissent plonger dans le continu mathématique : c'est
véritablement une spécificité
inéliminable du continu mathématique que son
infinité excessive s'exprime en particulier par cette
faculté d'accueil des configurations finies et
discrètes, des constructions.
Le rapport du Geist au continu me
semble donc triple :
- le continu est, comme signifié
crucial, un horizon du Geist, un volet
essentiel du Je
signifié est la
théorisation du continu, chaque version du continu
témoigne de la subjectivité pure du Geist,
fixe une "perspective" du Geist.
- le Geist retrouve ses
opérations de destinateur-destiné - au niveau
de ce qui, nécessairement, leur tient lieu de traces
symboliques - dans le continu, le Geist a donc la
possibilité de projeter sa régionalité
symbolique dans un continuum, toujours, l'horizon du continu
est un horizon où il peut idéalement plonger
l'effectivité permanente de sa trajectoire.
- ultimement, il y a cette perspective -
évoquée à l'instant comme une tentation
et un problème de la phénoménologie -
selon laquelle le Geist
s'égalerait au flux des vécus, et celui-ci au
temps et au continu mathématique ; perspective
à la fois inéliminable et à jamais
barrée peut-être.
Cette synthèse sommaire peut
être complétée par une évaluation
du rôle que joue la mathématique comme
mathématique du continu vis-à-vis du
Geist
et du Mind. Nous fournirons ainsi le propos
épistémologique symétrique de ce qui a
déjà été dit au sujet de la
mathématique constructive (qu'elle était
à la fois identification de la subjectivité
pure du Geist et inscription du Mind
computationnaliste).
Par un côté, le continu
mathématique est un contenu inaliénable du
Geist,
étant donné la hiérarchie des sciences
il n'existe aucun discours de science qui soit en mesure de
le contrôler de l'extérieur, d'apporter quelque
chose qui puisse être reçu comme de la science
sur le continu et qui ne soit pas ce que le Geist prend
l'initiative de dire mathématiquement. Toutes les
sciences ayant part à la plus haute autorité
de la science reçoivent l'enseignement du continu,
l'électrodynamique quantique comme la
neurophysiologie dans l'ambition ultime qu'elle doit
tolérer. Donc, l'approche morphodynamique de
l'esprit, la lecture du Mind
par la mathématique du
continu, est en un sens une prise de pouvoir du
Geist sur le Mind : le mouvement
extrême de la réduction matérialiste de
l'esprit témoigne de la "transcendance" du
Geist,
la réaffirme, et les mathématiques sont
l'acteur prépondérant et fondamental de cette
affirmation, de cette puissance.
Par un autre côté, si le
continu mathématique devait prendre la valeur d'une
carte du flux des vécus, le signifié du
Geist
ayant fait la preuve de son adéquation au projet de
mettre en scène la matière s'avèrerait
capable aussi de "recouvrir" l'arrière-plan intime et
mouvant que la conscience se reconnaît à
elle-même. N'est-ce pas à dire que le
Geist
serait pris à son propre piège, réduit
dans sa ressource phénoménologique la plus
pure par ce que lui-même conçoit comme le cadre
de toute objectivation ?
Une des manières de
résister à cette conséquence, certes,
serait de rappeler que le Geist n'a pas
été défini par nous en termes du champ
de conscience, de la mouvance et l'intimité des
vécus. Mais une séparation de principe entre
Geist
et flux des vécus est-elle véritablement
plausible et acceptable (même si une telle
séparation est ce que professent et veulent, en cette
fin de siècle, le heideggerianisme et le
wittegnsteinisme d'une voix commune) ? Nous en revenons au
problème phénoménologique abordé
d'abord.
La question "avec quel droit le continu
mathématique peut-il investir le flux des
vécus ?" apparaît donc comme une question
cruciale. Essayons donc d'expliciter ce que semble lui
répondre celui qu'elle tient du plus près, qui
en est le plus intime, à savoir Husserl ?
Sa position, je crois, est d'une grande
prudence et d'une grande subtilité, qui ne sont pas
forcément bien comprises.
D'une part, Husserl prend le continu
mathématique comme guide pour concevoir le continu
héraclitéen du flux des vécus. Le texte
phare des Leçons pour une
phénoménologie de la conscience intime du
temps en apporte la preuve à tous égards :
d'une part le langage de la caractérisation du champ
temporel originaire chez Husserl, est clairement celui du
continu, la rétention est une structure
infinitésimale, et le diagramme du temps
interprète celui-ci par un continuum de continua,
d'autre part, on trouve des passages où Husserl
envisage conjointement R et le continu temporel comme des
continus linéaires, dont il parle alors sur un mode
mathématique (1).
Mais d'autre part, Husserl dit tout
à fait clairement, dans ce texte, mais aussi dans les
Recherches
logiques, et peut-être de
la manière la plus décisive au §71
des Ideen, que le continu du flux des vécus est par
principe fermé à une couverture
mathématique : on ne doit pas supposer a priori qu'il
soit permis de "connaître" le flux
héraclitéen de et par cela même que l'on
connaît ou croit connaître du continu
mathématique ; mieux, une mathématique des
vécus est par principe impossible, c'est ce
qu'explique le §71 des Ideen. L'argument en
est-il que le flux des vécus est
héraclitéen, n'a pas de
simultanéité, à l'inverse des
multiplicités mathématiques (2), ou que la
cristallisation des formes dans le continu qui comptent pour
la phénoménologie ne relève pas de
l'idéalisation, et donc ne se laisse accomplir que
dans la langue naturelle, ou encore que la
phénoménologie est orientée vers la
"singularité dans le continu", à la
différence de toute mathématique (3)? Peu
importe au fond.
L'essentiel est que Husserl a
peut-être en la matière "inventé" le
plus profond rejet du psychologisme possible.
Le psychologisme le plus grave, en effet,
parce que le plus intelligent et le plus dangereux, consiste
à croire en la pertinence d'une couverture du flux
des vécus par le continu mathématique : en
effet, cette couverture "laisse entendre" qu'il y a une
genèse mathématique des configurations du
Geist que celui-ci ne pourrait que reconnaître, et
devant laquelle il devrait abdiquer de sa prétention
à l'initiative et à la reconnaissance de soi.
Rien n'est plus référent, objectivité
inerte, que le référent mathématique,
aucun type de multiplicité n'est moins lieu d'une
subjectivité que celui de la multiplicité
mathématique (bien que, regardée à
l'aune de l'énigme, la multiplicité
mathématique soit le moyen d'un signifier dont
résulte toujours, avec la donation de perspective, un
Je signifié ; cela ne change rien à ce que cette
multiplicité vaut comme telle, au contraire, elle
n'est medium de la signification formelle que comme comble
de l'objectivité). Or la multiplicité du
continu n'est que mathématique, à la
différence de la multiplicité discrète,
qui est aussi langagière (et sans doute
existentielle).
Mais si la psychè est ainsi
"couverte" par le continu, le Geist logico-langagier
apparaîtra lui-même comme émergeant,
comme dérivé par rapport à la
mul-ti-pli-cité "objective" du continu
mathématique. Celle-ci prendrait ainsi sa "revanche"
quant au "tort" que lui inflige ordinairement la
primauté fondationnelle de la logique et du discret.
Difficile de ne pas voir dans ce renversement de pouvoir un
analogue de celui que vise le "psychologisme", une
subordination du droit, de l'articulation idéale
à un processus et un fait englobants, même s'il
ne s'agit en principe plus de la psychè.
Si, donc, la lecture de Husserl nous
permet de comprendre à quel point nous avons besoin
d'un principe de mise à distance et de limitation
juridique faisant obstacle au recouvrement du flux des
vécus par le continu mathématique, sur l'autre
versant, nous avons une difficulté
métaphysique et phénoménologique :
comment penser le flux des vécus
indépendamment du continu mathématique
?
Nous restons piégés, en
effet, dans cette circonstance que nous n'avons guère
d'autre conception riche et parlante du flux, de
l'écoulement, du passage que celle qui est
inspirée par la mathématique du continu.
Comment faudrait-il formuler l'élucidation
philosophique du flux des vécus pour respecter la
notion de flux sans céder à une
paramétrisation du vécu par R et ses
dérivés ? Je ne connais rien de
supérieur à ce qu'a fait Husserl à cet
égard, mais sa façon de faire concède
quelque chose à R, à mon sens, lui donne le
rôle d'un guide idéal. Tout en apercevant que
Bergson a voulu en un sens, satisfaire à un tel
objectif, et tout en avouant que je connais bien trop mal sa
pensée, je me sens par avance résistant
à l'égard de sa proposition, ne serait-ce que
parce qu'il est obligé de se donner une conception
aristotélicienne du continu, privilégiant
l'unité et la non-compositionnalité, qui me
semble non conforme à ce que je sens du passage et de
l'irréversibilité, lesquels me paraissent
faire intervenir quelque chose comme un divers, une
multiplicité indominable, et ne pas se laisser
simplement saisir comme touts
individuels-individuant.
Cela dit, sur le fond, il m'est difficile
de ne pas témoigner d'une certaine
impossibilité à définir, trancher et
conclure. La question du rapport du continu
mathématique et du flux des vécus passe mes
forces.
(1) Ref. Husserl
(2) Ref.
(3) Ref.