Mathématiques, Mind et Geist (2)

Jean-Michel Salanskis

 

 

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 Nécessité épistémologique du Geist

Une seconde objection - apparemment plus grave - consiste à dire que le Geist est un flatus vocis de la philosophie, qu'elle soit analytique ou continentale, que le problème du Geist, donc, n'est pas un problème scientifique. L'objection est sans doute juste, au moins en ce sens qu'aucune parole autre que philosophique, sans doute, ne peut prendre en charge l'affaire du Geist. Pourtant, elle est mauvaise, si elle signifie que l'aporie du Geist n'a pas d'inscription non philosophique. Il suffit, en fait, d'assumer la posture épistémologique pour apercevoir le problème du Geist. Prenons en effet simplement la question scientifique de l'espace. Les affirmations suivantes me semblent irréfutables :

1) il y a une question mathématique de l'espace : qu'est-ce qui caractérise une géométrie comme telle ? quels sont les possibles "formels", "structurels", "relationnels" de la spatialité ? [Des réponses actuelles à ces questions seraient : la géométrie est l'étude des variétés différentiables (réponse de l'analyse), la géométrie est l'étude des faisceaux sur les espaces topologiques (réponse de la géométrie algébrique), la géométrie est l'étude des configurations topologiques (réponse de la généralisation ensembliste), la géométrie est l'étude des faisceaux sur des sites (réponse de la généralisation catégorique), à chaque définition de la géométrie étant attachée en principe une détermination des possibles de la spatialité] ;

2) il y a une question physique de l'espace : quelle est la bonne mise en scène géométrique du monde ? [Cette question commande la pluralisation contemporaine des mécaniques, c'est-à-dire de l'ontologie physique : la différence entre la géométrisation riemanienne ou pseudo-riemanienne de la théorie de la relativité générale et la géométrisation hilbertienne de la mécanique du virtuel qu'est la mécanique quantique constitue une part importante de la différence, jusqu'ici irréductible, entre ces deux grands récits physiques de la matière et de son mouvement] ;

3) il y a une question cognitive de l'espace : quelle est la structuration spatiale des données qui fait partie de notre processus de pensée, comme étape nécessaire, peut-être d'une importance considérable pour le comprendre dans sa richesse ? Ce qui veut dire à la fois : en quoi consiste cette structuration, comment peut-on expliciter l'intuition spatiale qui nous est biologiquement impartie et nécessaire ? et comment cette structuration est-elle implantée, quels relais trouve-t-elle dans notre organisation biologique ?

Le problème du Geist est alors simplement celui-ci : on ne peut, ni ne doit s'autoriser de l'état des recherches concernant la question 3) pour répondre à la question 2) et la question 1). Alors que l'on s'autorise naturellement tous les recours imaginables aux théories spatialisantes de la physique et de la mathématique pour travailler à l'élucidation scientifique de la question 3). Ainsi, dans la période la plus récente, on a vu fleurir un grand nombre de modélisations cognitives qui utilisent la théorie mathématique des systèmes dynamiques, donc qui se placent sous l'égide de l'interprétation de l'espace offerte par la géométrie différentielle, y compris pour dévoiler quelque chose de l'implantation neuro-physiologique de la spatialité (je pense à la théorie dite des oscillations).

En l'occurrence, c'est le pragmatisme même de la science qui affirme avec une telle netteté la différence du Mind et du Geist : il n'est pas imaginable de demander au modélisateur cognitif de ne pas profiter des théories spatialisantes développées sans aucun souci de plausibilité cognitive. L'épistémologie "idonéiste" anti-kantienne dont nous sommes si friands en France revendique justement la liberté de l'axiomatisation mathématique en matière spatiale, l'émergence des géométries non euclidiennes est volontiers décrite, de manière il faut bien le dire un peu facile, comme l'émancipation de la mathématique à l'égard d'un carcan cognitif où le kantisme aurait voulu la maintenir.

Ce que j'appelle ici Geist est l'esprit rationnel en tant que son activité, les questions qu'il se pose ou les théories qu'il promeut, ne sont pas pensées comme proportionnées à sa nature : lorsqu'on parle de Geist, il ne s'agit pas de connaître et d'expliquer un objet (le Mind), mais de prendre acte de ce qu'un sujet s'autorise lui-même à donner sa mesure. On voit mal, en effet, comment la rationalité, notamment sous son espèce scientifique, renoncerait à cette "dimension" du Geist. Toute la dynamique de la science, toute son autorité, et même sa puissance technique, sont fondées sur la faculté d'anticipation de l'étant qui est la sienne, et cette faculté d'anticipation elle-même est profondément solidaire d'une sorte d'oubli de ce qui est, d'abandon à ce qui peut être, attitude qui s'applique à la psychê elle-même : une réflexion obnubilée par ce qui de fait peut être trouvé, en quelque sens de l'expérience que ce soit, dans la psychê n'osera jamais l'électrodynamique quantique et la mécanique newtonienne.

Si l'on reste obstinément sur le plan théorétique, il est vrai, ces remarques ne légitiment pas l'introduction "ontologique" d'une entité suprasensible répondant au nom de Geist. Pour un empiriste obstiné, il ne sera pas difficile de reconnaître le décalage dont je parle, et d'en projeter la résorption à l'horizon de l'achèvement de la science : tout est expliquable, et "un jour" la neurophysiologie rendra compte dans le détail de l'activité cognitive de Wiles démontrant Fermat. Le Geist est le Mind, et ne peut que l'être, car l'Être est matière.

À vrai dire, la tranquille assurance de ceux qui tiennent ce discours agace. " L'Être est matière ", quelle sorte de jugement est-ce ? Un jugement identique A est A, n'apportant aucune information ? Auquel cas le matérialisme apparaît comme une doctrine infiniment abstraite, à placer sur le même rang que celle de Parménide ou de Heidegger, et qui ne permet sûrement pas de préjuger de la réductibilité de quoi que ce soit à quoi que ce soit. Sinon, que " L'Être est matière " signifie sans doute que l'Être est l'Être de la physique, mais alors le Geist est le sujet qui pose les concepts fondamentaux du discours auquel tout sera ramené, et la différence entre Geist et Mind, à l'horizon de l'achèvement de la science (5) , se maintiendra au moins comme une sorte de réflexivité modale : le geste de la position des principes de la physique, comme geste du Geist, réussira, à travers des médiations logiques d'une complexité incroyable, à fonder une explication-description de lui-même comme Mind. L'horizon est donc celui d'un chiasme (6) modal du Mind et du Geist, d'un acte dont l'action résultante revient sur "lui" et le "reprend".

Mais cette esquisse de discussion, notamment dans la mesure où elle touche au registre modal, en opposant l'événement et le choix que doit être une pensée comme acte du Geist à l'être-déposé inerte que doit être un objet soumis à la science, signale à notre attention une seconde dimension du problème qu'il est difficile de négliger. Le Geist, ce sujet qui ose et imagine la science dans l'absence de souci à l'égard de ce qui peut être dit être, nous nous le représentons naturellement comme le sujet de la liberté, comme la liberté elle-même faut-il sans doute dire. Peut-être est-ce d'ailleurs une des plus grandes choses que Kant nous a fait comprendre, notamment dans sa dialec-tique : la connaissance scientifique est prise de responsabilité gouvernant un réseau des jugements, guidant et orientant ceux-ci vers des points idéaux. Le Geist, donc, le je peux de la science, est aussi le je peux contemporain d'un je dois de la Critique de la raison pratique.

À cet endroit aussi, la figure du Geist est difficilement éliminable au nom de la supposée légitimité de l'agnosticisme techno-scientifique. Ce n'est pas seulement la philosophie, métastase du cancer théologique, qui reven-dique le Geist, c'est le monde politique, l'urgent besoin qu'il a de sa règle de droit, c'est le monde éthique, dont on a perdu l'espoir d'écraser les questions sous la supériorité de l'intelligence, qui ne peuvent que vouloir la préser-vation d'une telle instance. Une telle remarque n'est pas du tout formulée ici comme un "argument" au sujet de la possibilité théorique et pratique de la réduction cognitive, argument qu'elle n'est en aucune façon : je l'énonce pour éclairer la signi-fi-ca-tion pour nous de la "différence modale" du Geist.

Si, au terme de cette description des lieux et des rôles du Geist, on nous accorde qu'on comprend ce que nous entendons par là, convenons que la confrontation du Mind et du Geist, notamment dans l'aire cognitive, semble purement aporétique a priori, comme celle du Mind logique et du Mind dynamique.

L'aporie du Mind et du Geist

L'aporie, pourtant, comment la dire ? Elle est, dans son essence, une affaire plus fine qu'on ne le dit souvent.

Prenons comme point de départ le fait que les sciences cognitives sont par définition des sciences du Mind. Cela semble aller de soi : le projet cognitif est celui d'une naturalisation de l'esprit, d'une étude de l'esprit ou de l'intelligence comme fait, phénomène ou configuration naturels, c'est ainsi qu'il se définit en se distinguant des sciences de la nature et des sciences humaines préexistantes.

Mais en même temps, cela n'est pas si sûr. Ce qui est visé comme objet des sciences cognitives sous le nom de Mind n'est jamais séparable de ce que tout le monde comprend par ailleurs et communément sous le nom d'esprit, et qui est aussi, voire surtout le Geist. D'où un certain nombre de conséquences sur le plan empirique et théorique pour les sciences cognitives :

- ce qui les intéresse est par excellence ce qui semble ressortir à la spontanéité pure de l'intelligence, elles choisissent leurs objets, les classes de comportements dont elles espèrent la "réduction" naturaliste volontiers pour leur caractère spirituellement significatif ;

- à titre de confirmation de ce qui précède, l'intelligence artificielle délaisse un domaine de recherche dès que sa couverture par un algorithme est obtenue, et décrète que ce domaine fait désormais partie de l'informatique.

Ainsi, comme l'explique Shank dans un article relativement récent (1), la recherche sur les programmes joueurs d'échec, qui était un secteur par excellence de l'intelligence artificielle, est en train d'en sortir selon l'estimation du milieu, du simple fait que l'on est parvenu, au moyen de la force brute semble-t-il, à rendre les programmes assez forts. Ainsi, plusieurs chercheurs du champ et non des moindres (Jackendoff, Edelmann, Block), ont mis la conscience au premier rang des phénomènes à modéliser et réduire, depuis une dizaine d'années, alors qu'il était de bon ton, dans le premier temps du développement des recherches, de la tenir à l'écart en tant que mauvaise notion répugnant à toute prise positive.

La situation épistémologique résultante est cycliquement déceptive. Le projet d'une explication naturaliste du Mind est constamment aimanté par le désir de saisir le Geist. Mais la perspective scientifique, en l'occurrence, est une sorte de Midas négatif : tout ce qu'elle touche se transforme en plomb. Chaque supposée caractérisation de l'opération du Geist, dès lors qu'elle est acquise et intégrée à un contexte nécessairement naturalisant lui conférant le statut de régularité repérable, de fonction entré-sortie explicitable, perd ipso facto l'aura spécifique du Geist, aura qui est entièrement modale-métaphysique, ainsi que nous l'avons vu. Donc le désir du Geist est perpétuellement déçu par la science du Mind.

La même aporie a un mode de présentation différent, mais dont le principe est au fond le même. On peut, engagé dans les recherches cognitives, désirer si fort le Geist qu'on arrive à la lucidité sur la déception cyclique présentée à l'instant. On en déduit alors qu'il faut changer de type de discours, trouver, pour mettre en vedette et célébrer le Geist, des modalités discursives qui ne l'annulent pas d'emblée dans l'objectivation au sein de la nature. L'aporie est alors que cette (louable) intention semble ne pas pouvoir conduire à autre chose qu'à la restitution d'un des genres bien établis du "discours du Geist" : essentiellement la théologie, la littérature et la philosophie. Au bout du compte, la provenance cognitive est alors oubliée, le discours ultimement tenu semble totalement indépendant des aventures positivistes qui ont été les siennes, ce qui, à nouveau et paradoxalement, porte tort à une figure du Geist : celui-ci "devrait" toujours coïncider avec son histoire. On peut se demander si ce n'est pas ce qui est arrivé, ainsi, à Winograd et Florès (2) : prenant au sérieux la critique de l'IA au nom de l'herméneutique gadamériano-heideggerienne, ne sontils pas passés du côté d'un humanisme de l'ergonomie qui n'a plus rien à voir avec le projet cognitif, n'en tire aucun concept, aucun sens, aucune richesse ?

Mais on pourrait intégrer au schéma de cette aporie bien d'autres démarches, y compris pré-cognitives (par exemple, la dérive du structuralisme quasi-scientiste jusqu'à la sémiotique purement philosophique). L'important est que, si jamais l'on veut, comprenant les enjeux, restituer le Geist par la voie d'une commutation du genre discursif ou épistémique suivi, le risque est grand que cette bifurcation nous ramène en quelque sorte à la case départ et ne nous fasse perdre le Geist en un autre sens (celui de l'histoire ou la temporalité propre de la raison, qui inclut comme un moment significatif la volonté d'une théorie objectivante du Mind, peut-être).

J'en viens à la question que je veux poser depuis le début : la prise en considération de l'ambivalence ou l'ubiquité des mathématiques - ou plus largement, du couple "logico-mathématique" - vis-à-vis des deux apories principales, celle du Mind et celle du Mind-Geist, permet-elle de progresser dans la difficulté intellectuelle et philosophique ?

La mathématique entre le Mind et le Geist

J'essaierai dans un premier temps de décrire la contribution statutaire et idéologique des mathématiques aux apories en place, telles qu'elles sont couramment pensées et vécues.

Jeu de la mathématique dans le dispositif acquis des apories

D'abord, il faudrait dire, je crois, que le computationnalisme, doctrine de référence à la fois pour toute la recherche cognitive en cours et pour le débat qu'elle suscite, joue en fait sur les deux valeurs de la mathématique, sa valeur vis-à-vis du Mind et sa valeur vis-à-vis du Geist : en l'occurrence, pour ce double-jeu, elle est représentée par son canton logique.

Ambivalence de la logique dans le dispositif computationnaliste

D'une part, en effet, la logique mathématique est mise à contribution comme l'analogue de la géométrie différentielle pour la physique. Le traité classique de Pylyshyn l'avoue et l'explique avec la plus grande clarté : les sciences cognitives veulent étudier l'esprit sur un mode objectif, sans d'ailleurs se limiter à sa réalisation humaine. Elles découvrent, dans la réflexion qu'on peut reconstruire comme le préalable de ce projet, la représentation comme le phénomène fondamental de toute cognition. La logique mathématique intervient alors comme ce qui "voit" ou "photographie" les représentations dans un espace des représentations possibles (l'espace des formules d'un langage du premier ordre), et qui interprète conséquemment l'activité spirituelle de la cognition comme l'inférence dans un système logique (ou le calcul au sens turingien, dans d'autres formulations peu différentes quant à l'essentiel). La mathématique, sous le visage de la logique mathématique du XX° siècle, post-frégéenne, post-tarskienne et post-turingienne, contribue à une objectivation de l'esprit qui le pose comme Mind. La fonction principale de la mathématique est ici de permettre de satisfaire à l'analogie de la physique mathématique : c'est donc pour son rôle dans la naturalisation de référence, c'est donc pour autant qu'elle est connue comme entrant dans une mathématique de la nature, que la mathé-ma-tique justifie et soutient ici l'institution du Mind comme nouvel objet de l'investigation scientifique naturaliste (3).

Mais qu'est-ce qui fait la plausibilité de ce moment en quelque sorte "esthétique" au sens kantien, où la science cognitive dans les limbes nous annonce que l'esprit ou la cognition opère sur des représentations, que telle est son essence ? Où il nous est suggéré que les représentations sont des formules d'un langage du premier ordre et le traitement qui leur est adapté la dérivation formelle ? À l'évidence, le vieux et profond sentiment que nous avons de l'affinité de la logique et du Geist. Nous reconnaissons dans l'image computationnaliste de la pensée un visage philosophique familier du Geist : la rationalité, comme spontanéité présidant à l'ensemble des activités intellectuelles, n'est-elle pas, par excellence et avant tout, identification conceptuelle et linguistique exacte de tout thème, et, sur cette base, déduction, déploiement réglé des possibles d'un traitement ? À preuve, la méthode de Descartes, et, plus encore, l'intuition anticipatrice de Leibniz : lorsque ce dernier parle de lingua characteristica ou de calculus ratiocinator, c'est bien du Geist qu'il s'agit, sa visée est celle d'un perfectionnement de notre usage de la pensée, d'une optimisation subjective de notre rationalité.

De là une tentation, celle d'inférer du fonctionnalisme computationnel une évaluation métaphysique. Après tout, la métaphore de l'ordinateur dégage comme le fait spécifique de l'esprit la formalité et le rythme logiques, en tant que "niveau" implanté descriptivement séparable, et même devant être séparé. Si cette forme logique est prise comme une figure mathématique du Geist, alors on pourra dire que le fonctionnalisme computationnel met en scène une sorte d'intériorité subjective du logique, enlevant et séparant son espace sur le fond d'un monde et d'une biologie continus : on reconnaîtra la subjectivité, l'autarcie et la spécificité métaphysiques de l'esprit comme Geist dans le récit de la factorisation et de l'implantation que nous tient le nouveau naturalisme, bien peu naturaliste de ce point de vue.

La possible signifiance dualiste du computationnalisme fait partie de sa force et de son message. On peut d'ailleurs relever des éléments historiques à l'appui. Il est clair, ainsi, que le modèle du fonctionnalisme turingien s'est beaucoup élaboré en continuité avec la philosophie analytique. Or celle-ci a originellement mis en avant la logique du premier ordre sur des bases normatives : lorsque Russell définit le programme d'une traduction de la langue ordinaire vers la logique des prédicats en vue de l'analyse de la signification ontologique de celle-ci, lorsque Carnap envisage une enquête généralisée sur les savoirs afin d'y distinguer les phrases d'objet des autres, le rôle que joue la logique des prédicats dans la réalisation d'un tel programme renvoie bien évidemment à l'exemplarité présupposée de celle-ci. Exemplarité qui, si l'on veut bien regarder les choses jusqu'au bout, lui revient en raison de ce qu'elle a été extraite de l'usage mathématique et de ce qu'elle est supposée y être à l'œuvre, lui convenir. Bien avant d'être l'instrument d'une objectivation donnée pour une naturalisation, la logique du premier ordre avait été prise comme le contenu juridique ultime du Geist, et ce qui s'est produit peut être décrit comme la tranposition d'une inscription du code du Geist en une interprétation de l'espace d'actualisation du Mind. Tout cela, nous l'avions laissé entendre une première fois tout à l'heure, en présentant, par souci de complétude, la figure logico-analy-ti-que du Geist, à côté de sa figure "mathématico-platonicienne".

Mais si la logique mathématique est ainsi ambivalente, quel rôle peut jouer la mathé-ma-tique des systèmes dynamiques, capable d'inspirer un autre style d'objectivation ? Elle se greffe en quelque sorte sur cette ambivalence pour constituer deux "surdéterminations mathé-ma-tiques" complètes de l'opposition Mind-Geist, comme nous allons le voir maintenant.

Surdéterminations de l'aporie Mind-Mind par l'aporie Mind-Geist

Une première synthèse, tentante et crédible, procède par pure et simple assimilation de l'esprit computationnaliste au Geist, et de l'esprit morphodynamiciste au Mind. La géométrie différentielle est devenue, depuis Newton, disons, l'emblème de la physique mathématique, l'instrument triomphant de la "mathématique de la nature" par excellence. Conformément à l'observation épistémo-historiale d'une infinie pertinence de Kant, la fonction de la géométrie dans la physique est profondément liée à l'a priori de la mise en espace des phénomènes, mise en espace qui a le sens d'une mise en extériorité : elle projette l'étant dont il s'agit de faire la science sur une surface de manifestation qui est aussi l'élément dans lequel aura cours la description mathématique de son devenir. Que les sciences cognitives, démentant l'évaluation du même Kant sur l'impossibilité d'une psychologie scientifique, mathématisée (4) , parviennent à proposer des modèles continuistes du fonctionnement spirituel, des modèles géométriques même, relevant de la théorie des systèmes dynamiques, cela semble porter témoignage de ce que la mise en extériorité de l'esprit a réussi, de ce que la naturalisation du Geist est accomplie sous la forme de son alignement sur l'étant de la physique.

Donc l'aporie inter-paradigmatique bilatérale décrite tout à l'heure serait, sur le mode technique propre au registre de la modélisation, la redondance de la tension aporétique s'établissant au plan philosophique entre le Mind et le Geist. D'ailleurs, en y revenant, on n'aurait pas de peine à voir que les éléments d'intelligibilité mis en avant pour camper l'aporie bilatérale étaient déjà inspirés par le couple Mind-Geist, et notamment par la perspective de l'assimilation de l'esprit dynamiciste à l'objet de la physique. Lorsqu'on dit que, finalement, l'activité spirituelle doit se manifester comme discursivité, faute de quoi elle ne ferait pas sens, on évoque à mot couvert les exigences de la pensée de l'esprit comme Geist, et lorsqu'on dit au contraire que la théorie du quotientage sous-jacent aux tranductions sensorielle et motrice et à l'implantation de l'architecture fonctionnelle est impossible ou intenable, c'est parce qu'on juge les choses depuis ce que l'on sait de la mathématique de l'étant naturel, de la physique contemporaine, soit du standard disciplinaire auquel doit en fin de compte se rattacher la pensée de l'esprit comme Mind.

Nous avions donc spontanément esquissé, tout à l'heure, une mise en scène de l'esprit morphodynamique comme Mind et de l'esprit computationnaliste comme Geist, alors même que nous présentions leur opposition comme celle de deux figures du Mind.

Mais, de façon surprenante au premier abord, il est également possible de prendre les choses dans l'autre sens, et la surdétermination de l'aporie Mind-Mind par l'aporie Mind-Geist que je viens d'évoquer possède une petite sœur symétrique et contradictoire.

Le fait de modéliser l'esprit par le continu, cela permet, en effet, d'affecter à tout ce qui le concerne un "bougé" fondamental, de l'envisager dans tout ce qu'il peut produire en fait de configuration ou comportement comme génétiquement commandé par un élément différentiel. Selon cette piste, on jugera que la mise en continu de l'esprit est ce qui le remet à la hauteur de la figure du Geist. Le conditionnement de l'esprit par la variation continue serait ce qui nous autorise à concevoir sa liberté, ou son indéterminisme émergent. Leibniz à nouveau - celui des petites perceptions - Nietzsche, Bergson, Deleuze - mis en série par le troisième - sont là pour nous faire comprendre que l'imputation du continu à l'esprit est possiblement ce au nom de quoi on le met à part d'un certain type de science, de la science causale et contrôlante s'entend (qui, de toute manière, est peut-être en train de céder la place sur l'ensemble du terrain scientifique). Jean Lassègue, dans l'ensemble de ses travaux (5), a plus ou moins systématiquement joué cette carte, et recherché dans la continuisation de l'esprit ce qui nous permettait de le sauver comme Geist.

Pour cette lecture, quelques enjeux apparaissent immédiatement comme décisifs :

- il faut montrer la compatibilité de la science cognitive dynamiciste avec les sciences humaines, essayer d'établir que l'abîme méthodologique diltheyien est conjuré par le nouveau paradigme. On essaiera donc de plaider que l'approche des phénomènes spirituels par le "fond continu" est propice au repérage de l'institution symbolique du sens, que la variation continue originaire offre le moyen de mettre en perspective et de comprendre génétiquement les différenciations configurant le champ anthropologique de la culture et du symbole. Un modélisateur positiviste comme Edelman essaie de tracer ce genre de perspective à la fin de The Remembered Present, des chercheurs comme Jean Petitot, Bernard Victorri ou John Stewart évoquent tous le franchissement de la frontière diltheyienne sur ce mode.

- il faut donner au point de vue Geist-continuiste son assise phénoménologique. Indiquer ce qui, dans l'expérience en première personne, fonde le point de vue, ou simplement lui correspond. De fait, des voies s'ouvrent naturellement à ce niveau. Husserl, ainsi, a théorisé avec une systématicité impressionnante la manière dont le Geist, dans le contexte de la réduction, s'éprouve lui-même comme pris dans la variation continue d'un flux, dont émane toute structure le concernant, y compris le régime de ponctualité stable de l'ego. Mais les ressources du "champ subjectif" sont à mon avis bien plus riches en la matière qu'on ne le suppose : je crois possible d'attester la conception dynamiciste de l'esprit en faisant appel à une vaste gamme de modes de l'éprouver de la pensée par elle-même jusqu'ici passés inaperçus parce que l'expérience intime du sens était en quelque sorte un tabou. Laissons donc l'esprit raconter comment la trame conceptuelle de sa pensée lui vient et l'affecte.

Mais fermons ici la parenthèse ouverte à l'instant, puisqu'elle n'a d'autre but que d'esquisser les développements possibles d'une recherche qui n'est pas la nôtre ici et maintenant - et qui n'a certainement pas encore porté ses meilleurs fruits. J'aimerais relancer la présente réflexion en suggérant une conception personnelle du couple Mind-Geist, dont on verra s'il fait ou non jouer un rôle aux mathématiques.

 

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