Nécessité
épistémologique du Geist
Une seconde objection - apparemment plus
grave - consiste à dire que le Geist est un
flatus vocis de la philosophie, qu'elle soit analytique ou
continentale, que le problème du Geist, donc, n'est
pas un problème scientifique. L'objection est sans
doute juste, au moins en ce sens qu'aucune parole autre que
philosophique, sans doute, ne peut prendre en charge
l'affaire du Geist. Pourtant, elle est mauvaise, si elle
signifie que l'aporie du Geist n'a pas d'inscription non
philosophique. Il suffit, en fait, d'assumer la posture
épistémologique pour apercevoir le problème du
Geist.
Prenons en effet simplement la question scientifique de
l'espace. Les affirmations suivantes me semblent
irréfutables :
1) il y a une question
mathématique de l'espace : qu'est-ce qui
caractérise une géométrie comme telle ?
quels sont les possibles "formels", "structurels",
"relationnels" de la spatialité ? [Des
réponses actuelles à ces questions seraient :
la géométrie est l'étude des
variétés différentiables
(réponse de l'analyse), la géométrie
est l'étude des faisceaux sur les espaces
topologiques (réponse de la géométrie
algébrique), la géométrie est
l'étude des configurations topologiques
(réponse de la généralisation
ensembliste), la géométrie est l'étude
des faisceaux sur des sites (réponse de la
généralisation catégorique), à
chaque définition de la géométrie
étant attachée en principe une
détermination des possibles de la spatialité]
;
2) il y a une question physique de
l'espace : quelle est la bonne mise en scène
géométrique du monde ? [Cette question
commande la pluralisation contemporaine des
mécaniques, c'est-à-dire de l'ontologie
physique : la différence entre la
géométrisation riemanienne ou
pseudo-riemanienne de la théorie de la
relativité générale et la
géométrisation hilbertienne de la
mécanique du virtuel qu'est la mécanique
quantique constitue une part importante de la
différence, jusqu'ici irréductible, entre ces
deux grands récits physiques de la matière et
de son mouvement] ;
3) il y a une question cognitive de
l'espace : quelle est la structuration spatiale des
données qui fait partie de notre processus de
pensée, comme étape nécessaire,
peut-être d'une importance considérable pour le
comprendre dans sa richesse ? Ce qui veut dire à la
fois : en quoi consiste cette structuration, comment peut-on
expliciter l'intuition spatiale qui nous est biologiquement
impartie et nécessaire ? et comment cette
structuration est-elle implantée, quels relais
trouve-t-elle dans notre organisation biologique ?
Le problème du Geist est alors
simplement celui-ci : on ne peut, ni ne doit s'autoriser de
l'état des recherches concernant la question 3) pour
répondre à la question 2) et la question 1).
Alors que l'on s'autorise naturellement tous les recours
imaginables aux théories spatialisantes de la
physique et de la mathématique pour travailler
à l'élucidation scientifique de la question
3). Ainsi, dans la période la plus récente, on
a vu fleurir un grand nombre de modélisations
cognitives qui utilisent la théorie
mathématique des systèmes dynamiques, donc qui
se placent sous l'égide de l'interprétation de
l'espace offerte par la géométrie
différentielle, y compris pour dévoiler
quelque chose de l'implantation neuro-physiologique de la
spatialité (je pense à la théorie dite
des oscillations).
En l'occurrence, c'est le pragmatisme
même de la science qui affirme avec une telle
netteté la différence du Mind et du
Geist :
il n'est pas imaginable de demander au modélisateur
cognitif de ne pas profiter des théories
spatialisantes développées sans aucun souci de
plausibilité cognitive. L'épistémologie
"idonéiste" anti-kantienne dont nous sommes si
friands en France revendique justement la liberté de
l'axiomatisation mathématique en matière
spatiale, l'émergence des géométries
non euclidiennes est volontiers décrite, de
manière il faut bien le dire un peu facile, comme
l'émancipation de la mathématique à
l'égard d'un carcan cognitif où le kantisme
aurait voulu la maintenir.
Ce que j'appelle ici Geist est l'esprit
rationnel en tant que son activité, les questions
qu'il se pose ou les théories qu'il promeut, ne sont
pas pensées comme proportionnées à sa
nature : lorsqu'on parle de Geist, il ne s'agit pas
de connaître et d'expliquer un objet (le
Mind),
mais de prendre acte de ce qu'un sujet s'autorise
lui-même à donner sa mesure. On voit mal, en
effet, comment la rationalité, notamment sous son
espèce scientifique, renoncerait à cette
"dimension" du Geist. Toute la
dynamique de la science, toute son autorité, et
même sa puissance technique, sont fondées sur
la faculté d'anticipation de l'étant qui est
la sienne, et cette faculté d'anticipation
elle-même est profondément solidaire d'une
sorte d'oubli de ce qui est, d'abandon à ce qui peut
être, attitude qui s'applique à la
psychê elle-même : une réflexion
obnubilée par ce qui de fait peut être
trouvé, en quelque sens de l'expérience que ce
soit, dans la psychê n'osera
jamais l'électrodynamique quantique et la
mécanique newtonienne.
Si l'on reste obstinément sur le
plan théorétique, il est vrai, ces remarques
ne légitiment pas l'introduction "ontologique" d'une
entité suprasensible répondant au nom
de Geist. Pour un empiriste obstiné, il ne sera pas
difficile de reconnaître le décalage dont je
parle, et d'en projeter la résorption à
l'horizon de l'achèvement de la science : tout est
expliquable, et "un jour" la neurophysiologie rendra compte
dans le détail de l'activité cognitive de
Wiles démontrant Fermat. Le Geist est le
Mind,
et ne peut que l'être, car l'Être est
matière.
À vrai dire, la tranquille
assurance de ceux qui tiennent ce discours agace. "
L'Être est matière ", quelle sorte de jugement
est-ce ? Un jugement identique A est A, n'apportant aucune
information ? Auquel cas le matérialisme
apparaît comme une doctrine infiniment abstraite,
à placer sur le même rang que celle de
Parménide ou de Heidegger, et qui ne permet
sûrement pas de préjuger de la
réductibilité de quoi que ce soit à
quoi que ce soit. Sinon, que " L'Être est
matière " signifie sans doute que l'Être est
l'Être de la physique, mais alors le Geist est le sujet qui
pose les concepts fondamentaux du discours auquel tout sera
ramené, et la différence entre Geist et Mind, à
l'horizon de l'achèvement de la science (5) , se
maintiendra au moins comme une sorte de
réflexivité modale : le geste de la position
des principes de la physique, comme geste du Geist, réussira,
à travers des médiations logiques d'une
complexité incroyable, à fonder une
explication-description de lui-même comme
Mind.
L'horizon est donc celui d'un chiasme (6) modal du
Mind et
du Geist, d'un acte dont l'action résultante revient
sur "lui" et le "reprend".
Mais cette esquisse de discussion,
notamment dans la mesure où elle touche au registre
modal, en opposant l'événement et le choix que
doit être une pensée comme acte du
Geist
à l'être-déposé inerte que doit
être un objet soumis à la science, signale
à notre attention une seconde dimension du
problème qu'il est difficile de négliger. Le
Geist,
ce sujet qui ose et imagine la science dans l'absence de
souci à l'égard de ce qui peut être dit
être, nous nous le représentons naturellement
comme le sujet de la liberté, comme la liberté
elle-même faut-il sans doute dire. Peut-être
est-ce d'ailleurs une des plus grandes choses que Kant nous
a fait comprendre, notamment dans sa dialec-tique : la
connaissance scientifique est prise de responsabilité
gouvernant un réseau des jugements, guidant et
orientant ceux-ci vers des points idéaux. Le
Geist,
donc, le je peux de la science, est aussi le je peux contemporain
d'un je dois de la Critique de la
raison pratique.
À cet endroit aussi, la figure du
Geist
est difficilement éliminable au nom de la
supposée légitimité de l'agnosticisme
techno-scientifique. Ce n'est pas seulement la philosophie,
métastase du cancer théologique, qui
reven-dique le Geist, c'est le monde
politique, l'urgent besoin qu'il a de sa règle de
droit, c'est le monde éthique, dont on a perdu
l'espoir d'écraser les questions sous la
supériorité de l'intelligence, qui ne peuvent
que vouloir la préser-vation d'une telle instance.
Une telle remarque n'est pas du tout formulée ici
comme un "argument" au sujet de la possibilité
théorique et pratique de la réduction
cognitive, argument qu'elle n'est en aucune façon :
je l'énonce pour éclairer la signi-fi-ca-tion
pour nous de la "différence modale" du
Geist.
Si, au terme de cette description des
lieux et des rôles du Geist, on nous accorde
qu'on comprend ce que nous entendons par là,
convenons que la confrontation du Mind et
du Geist, notamment dans l'aire cognitive, semble purement
aporétique a
priori, comme celle du
Mind
logique et du Mind dynamique.
L'aporie du
Mind et
du Geist
L'aporie, pourtant, comment la dire ?
Elle est, dans son essence, une affaire plus fine qu'on ne
le dit souvent.
Prenons comme point de départ le
fait que les sciences cognitives sont par définition
des sciences du Mind. Cela semble aller
de soi : le projet cognitif est celui d'une naturalisation
de l'esprit, d'une étude de l'esprit ou de
l'intelligence comme fait, phénomène ou
configuration naturels, c'est ainsi qu'il se définit
en se distinguant des sciences de la nature et des sciences
humaines préexistantes.
Mais en même temps, cela n'est pas
si sûr. Ce qui est visé comme objet des
sciences cognitives sous le nom de Mind n'est jamais
séparable de ce que tout le monde comprend par
ailleurs et communément sous le nom d'esprit, et qui
est aussi, voire surtout le Geist. D'où un
certain nombre de conséquences sur le plan empirique
et théorique pour les sciences cognitives :
- ce qui les intéresse est par
excellence ce qui semble ressortir à la
spontanéité pure de l'intelligence, elles
choisissent leurs objets, les classes de comportements dont
elles espèrent la "réduction" naturaliste
volontiers pour leur
caractère spirituellement significatif ;
- à titre de confirmation de ce
qui précède, l'intelligence artificielle
délaisse un domaine de recherche dès que sa
couverture par un algorithme est obtenue, et
décrète que ce domaine fait désormais
partie de l'informatique.
Ainsi, comme l'explique Shank dans un
article relativement récent (1), la recherche sur les
programmes joueurs d'échec, qui était un
secteur par excellence de l'intelligence artificielle, est
en train d'en sortir selon l'estimation du milieu, du simple
fait que l'on est parvenu, au moyen de la force brute
semble-t-il, à rendre les programmes assez forts.
Ainsi, plusieurs chercheurs du champ et non des moindres
(Jackendoff, Edelmann, Block), ont mis la conscience au
premier rang des phénomènes à
modéliser et réduire, depuis une dizaine
d'années, alors qu'il était de bon ton, dans
le premier temps du développement des recherches, de
la tenir à l'écart en tant que mauvaise notion
répugnant à toute prise positive.
La situation
épistémologique résultante est
cycliquement déceptive. Le projet d'une explication
naturaliste du Mind est constamment
aimanté par le désir de saisir le
Geist.
Mais la perspective scientifique, en l'occurrence, est une
sorte de Midas négatif : tout ce qu'elle touche se
transforme en plomb. Chaque supposée
caractérisation de l'opération du
Geist,
dès lors qu'elle est acquise et
intégrée à un contexte
nécessairement naturalisant lui conférant le
statut de régularité repérable, de
fonction entré-sortie explicitable, perd ipso facto
l'aura spécifique du Geist, aura qui est
entièrement modale-métaphysique, ainsi que
nous l'avons vu. Donc le désir du Geist est
perpétuellement déçu par la science du
Mind.
La même aporie a un mode de
présentation différent, mais dont le principe
est au fond le même. On peut, engagé dans les
recherches cognitives, désirer si fort le
Geist
qu'on arrive à la lucidité sur la
déception cyclique présentée à
l'instant. On en déduit alors qu'il faut changer de
type de discours, trouver, pour mettre en vedette et
célébrer le Geist, des
modalités discursives qui ne l'annulent pas
d'emblée dans l'objectivation au sein de la nature.
L'aporie est alors que cette (louable) intention semble ne
pas pouvoir conduire à autre chose qu'à la
restitution d'un des genres bien établis du "discours
du Geist" : essentiellement la théologie, la
littérature et la philosophie. Au bout du compte, la
provenance cognitive est alors oubliée, le discours
ultimement tenu semble totalement indépendant des
aventures positivistes qui ont été les
siennes, ce qui, à nouveau et paradoxalement, porte
tort à une figure du Geist : celui-ci
"devrait" toujours coïncider avec son histoire. On peut
se demander si ce n'est pas ce qui est arrivé, ainsi,
à Winograd et Florès (2) : prenant au
sérieux la critique de l'IA au nom de
l'herméneutique gadamériano-heideggerienne, ne
sontils pas passés du côté d'un
humanisme de l'ergonomie qui n'a plus rien à voir
avec le projet cognitif, n'en tire aucun concept, aucun
sens, aucune richesse ?
Mais on pourrait intégrer au
schéma de cette aporie bien d'autres
démarches, y compris pré-cognitives (par
exemple, la dérive du structuralisme quasi-scientiste
jusqu'à la sémiotique purement philosophique).
L'important est que, si jamais l'on veut, comprenant les
enjeux, restituer le Geist par la voie d'une
commutation du genre discursif ou épistémique
suivi, le risque est grand que cette bifurcation nous
ramène en quelque sorte à la case
départ et ne nous fasse perdre le Geist en un autre sens
(celui de l'histoire ou la temporalité propre de la
raison, qui inclut comme un moment significatif la
volonté d'une théorie objectivante du
Mind,
peut-être).
J'en viens à la question que je
veux poser depuis le début : la prise en
considération de l'ambivalence ou l'ubiquité
des mathématiques - ou plus largement, du couple
"logico-mathématique" - vis-à-vis des deux
apories principales, celle du Mind et celle du
Mind-Geist, permet-elle de progresser dans la
difficulté intellectuelle et philosophique ?
La mathématique entre le
Mind et
le Geist
J'essaierai dans un premier temps de
décrire la contribution statutaire et
idéologique des mathématiques aux apories en
place, telles qu'elles sont couramment pensées et
vécues.
Jeu de la
mathématique dans le dispositif acquis des
apories
D'abord, il faudrait dire, je crois, que
le computationnalisme, doctrine de référence
à la fois pour toute la recherche cognitive en cours
et pour le débat qu'elle suscite, joue en fait sur
les deux valeurs de la mathématique, sa valeur
vis-à-vis du Mind et sa valeur
vis-à-vis du Geist : en
l'occurrence, pour ce double-jeu, elle est
représentée par son canton logique.
Ambivalence de la logique
dans le dispositif computationnaliste
D'une part, en effet, la logique
mathématique est mise à contribution comme
l'analogue de la géométrie
différentielle pour la physique. Le traité
classique de Pylyshyn l'avoue et l'explique avec la plus
grande clarté : les sciences cognitives veulent
étudier l'esprit sur un mode objectif, sans
d'ailleurs se limiter à sa réalisation
humaine. Elles découvrent, dans la réflexion
qu'on peut reconstruire comme le préalable de ce
projet, la représentation comme le
phénomène fondamental de toute cognition. La
logique mathématique intervient alors comme ce qui
"voit" ou "photographie" les représentations dans un
espace des représentations possibles (l'espace des
formules d'un langage du premier ordre), et qui
interprète conséquemment l'activité
spirituelle de la cognition comme l'inférence dans un
système logique (ou le calcul au sens turingien, dans
d'autres formulations peu différentes quant à
l'essentiel). La mathématique, sous le visage de la
logique mathématique du XX° siècle,
post-frégéenne, post-tarskienne et
post-turingienne, contribue à une objectivation de
l'esprit qui le pose comme Mind. La fonction
principale de la mathématique est ici de permettre de
satisfaire à l'analogie de la physique
mathématique : c'est donc pour son rôle dans la
naturalisation de référence, c'est donc pour
autant qu'elle est connue comme entrant dans une
mathématique de la nature, que la
mathé-ma-tique justifie et soutient ici l'institution
du Mind
comme nouvel objet de l'investigation scientifique
naturaliste (3).
Mais qu'est-ce qui fait la
plausibilité de ce moment en quelque sorte
"esthétique" au sens kantien, où la science
cognitive dans les limbes nous annonce que l'esprit ou la
cognition opère sur des représentations, que
telle est son essence ? Où il nous est
suggéré que les représentations sont
des formules d'un langage du premier ordre et le traitement
qui leur est adapté la dérivation formelle ?
À l'évidence, le vieux et profond sentiment
que nous avons de l'affinité de la logique et du
Geist.
Nous reconnaissons dans l'image computationnaliste de la
pensée un visage philosophique familier du
Geist :
la rationalité, comme spontanéité
présidant à l'ensemble des activités
intellectuelles, n'est-elle pas, par excellence et avant
tout, identification conceptuelle et linguistique exacte de
tout thème, et, sur cette base, déduction,
déploiement réglé des possibles d'un
traitement ? À preuve, la méthode de
Descartes, et, plus encore, l'intuition anticipatrice de
Leibniz : lorsque ce dernier parle de lingua characteristica
ou de calculus ratiocinator, c'est bien du Geist qu'il s'agit, sa
visée est celle d'un perfectionnement de notre usage
de la pensée, d'une optimisation subjective de notre
rationalité.
De là une tentation, celle
d'inférer du fonctionnalisme computationnel une
évaluation métaphysique. Après tout, la
métaphore de l'ordinateur dégage comme le fait
spécifique de l'esprit la formalité et le
rythme logiques, en tant que "niveau" implanté
descriptivement séparable, et même devant
être séparé. Si cette forme logique est
prise comme une figure mathématique du
Geist,
alors on pourra dire que le fonctionnalisme computationnel
met en scène une sorte d'intériorité
subjective du logique, enlevant et séparant son
espace sur le fond d'un monde et d'une biologie continus :
on reconnaîtra la subjectivité, l'autarcie et
la spécificité métaphysiques de
l'esprit comme Geist dans le
récit de la factorisation et de l'implantation que
nous tient le nouveau naturalisme, bien peu naturaliste de
ce point de vue.
La possible signifiance dualiste du
computationnalisme fait partie de sa force et de son
message. On peut d'ailleurs relever des
éléments historiques à l'appui. Il est
clair, ainsi, que le modèle du fonctionnalisme
turingien s'est beaucoup élaboré en
continuité avec la philosophie analytique. Or
celle-ci a originellement mis en avant la logique du premier
ordre sur des bases normatives : lorsque Russell
définit le programme d'une traduction de la langue
ordinaire vers la logique des prédicats en vue de
l'analyse de la signification ontologique de celle-ci,
lorsque Carnap envisage une enquête
généralisée sur les savoirs afin d'y
distinguer les phrases d'objet des autres, le rôle que
joue la logique des prédicats dans la
réalisation d'un tel programme renvoie bien
évidemment à l'exemplarité
présupposée de celle-ci. Exemplarité
qui, si l'on veut bien regarder les choses jusqu'au bout,
lui revient en raison de ce qu'elle a été
extraite de l'usage mathématique et de ce qu'elle est
supposée y être à l'œuvre, lui convenir.
Bien avant d'être l'instrument d'une objectivation
donnée pour une naturalisation, la logique du premier
ordre avait été prise comme le contenu
juridique ultime du Geist, et ce qui s'est
produit peut être décrit comme la tranposition
d'une inscription du code du Geist en une
interprétation de l'espace d'actualisation du
Mind.
Tout cela, nous l'avions laissé entendre une
première fois tout à l'heure, en
présentant, par souci de complétude, la figure
logico-analy-ti-que du Geist, à
côté de sa figure
"mathématico-platonicienne".
Mais si la logique mathématique
est ainsi ambivalente, quel rôle peut jouer la
mathé-ma-tique des systèmes dynamiques,
capable d'inspirer un autre style d'objectivation ? Elle se
greffe en quelque sorte sur cette ambivalence pour
constituer deux "surdéterminations
mathé-ma-tiques" complètes de l'opposition
Mind-Geist, comme nous allons le voir maintenant.
Surdéterminations
de l'aporie Mind-Mind par l'aporie
Mind-Geist
Une première synthèse,
tentante et crédible, procède par pure et
simple assimilation de l'esprit computationnaliste au
Geist,
et de l'esprit morphodynamiciste au Mind. La
géométrie différentielle est devenue,
depuis Newton, disons, l'emblème de la physique
mathématique, l'instrument triomphant de la
"mathématique de la nature" par excellence.
Conformément à l'observation
épistémo-historiale d'une infinie pertinence
de Kant, la fonction de la géométrie dans la
physique est profondément liée à l'a
priori de la mise en espace des phénomènes,
mise en espace qui a le sens d'une mise en
extériorité : elle projette l'étant
dont il s'agit de faire la science sur une surface de
manifestation qui est aussi l'élément dans
lequel aura cours la description mathématique de son
devenir. Que les sciences cognitives, démentant
l'évaluation du même Kant sur
l'impossibilité d'une psychologie scientifique,
mathématisée (4) , parviennent à
proposer des modèles continuistes du fonctionnement
spirituel, des modèles géométriques
même, relevant de la théorie des
systèmes dynamiques, cela semble porter
témoignage de ce que la mise en
extériorité de l'esprit a réussi, de ce
que la naturalisation du Geist est accomplie
sous la forme de son alignement sur l'étant de la
physique.
Donc l'aporie inter-paradigmatique
bilatérale décrite tout à l'heure
serait, sur le mode technique propre au registre de la
modélisation, la redondance de la tension
aporétique s'établissant au plan philosophique
entre le Mind et le Geist. D'ailleurs, en y
revenant, on n'aurait pas de peine à voir que les
éléments d'intelligibilité mis en avant
pour camper l'aporie bilatérale étaient
déjà inspirés par le couple
Mind-Geist, et notamment par la perspective de
l'assimilation de l'esprit dynamiciste à l'objet de
la physique. Lorsqu'on dit que, finalement,
l'activité spirituelle doit se manifester comme
discursivité, faute de quoi elle ne ferait pas sens,
on évoque à mot couvert les exigences de la
pensée de l'esprit comme Geist, et lorsqu'on dit
au contraire que la théorie du quotientage
sous-jacent aux tranductions sensorielle et motrice et
à l'implantation de l'architecture fonctionnelle est
impossible ou intenable, c'est parce qu'on juge les choses
depuis ce que l'on sait de la mathématique de
l'étant naturel, de la physique contemporaine, soit
du standard disciplinaire auquel doit en fin de compte se
rattacher la pensée de l'esprit comme Mind.
Nous avions donc spontanément
esquissé, tout à l'heure, une mise en
scène de l'esprit morphodynamique comme
Mind et
de l'esprit computationnaliste comme Geist, alors même
que nous présentions leur opposition comme celle de
deux figures du Mind.
Mais, de façon surprenante au
premier abord, il est également possible de prendre
les choses dans l'autre sens, et la surdétermination
de l'aporie Mind-Mind par l'aporie
Mind-Geist que je viens d'évoquer possède une
petite sœur symétrique et contradictoire.
Le fait de modéliser l'esprit par
le continu, cela permet, en effet, d'affecter à tout
ce qui le concerne un "bougé" fondamental, de
l'envisager dans tout ce qu'il peut produire en fait de
configuration ou comportement comme
génétiquement commandé par un
élément différentiel. Selon cette
piste, on jugera que la mise en continu de l'esprit est ce
qui le remet à la hauteur de la figure du
Geist.
Le conditionnement de l'esprit par la variation continue
serait ce qui nous autorise à concevoir sa
liberté, ou son indéterminisme
émergent. Leibniz à nouveau - celui des
petites perceptions - Nietzsche, Bergson, Deleuze - mis en
série par le troisième - sont là pour
nous faire comprendre que l'imputation du continu à
l'esprit est possiblement ce au nom de quoi on le met
à part d'un certain type de science, de la science
causale et contrôlante s'entend (qui, de toute
manière, est peut-être en train de céder
la place sur l'ensemble du terrain scientifique). Jean
Lassègue, dans l'ensemble de ses travaux (5), a plus
ou moins systématiquement joué cette carte, et
recherché dans la continuisation de l'esprit ce qui
nous permettait de le sauver comme Geist.
Pour cette lecture, quelques enjeux
apparaissent immédiatement comme décisifs
:
- il faut montrer la compatibilité
de la science cognitive dynamiciste avec les sciences
humaines, essayer d'établir que l'abîme
méthodologique diltheyien est conjuré par le
nouveau paradigme. On essaiera donc de plaider que
l'approche des phénomènes spirituels par le
"fond continu" est propice au repérage de
l'institution symbolique du sens, que la variation continue
originaire offre le moyen de mettre en perspective et de
comprendre génétiquement les différenciations
configurant le champ anthropologique de la culture et du
symbole. Un modélisateur positiviste comme Edelman
essaie de tracer ce genre de perspective à la fin de
The Remembered
Present, des chercheurs comme
Jean Petitot, Bernard Victorri ou John Stewart
évoquent tous le franchissement de la
frontière diltheyienne sur ce mode.
- il faut donner au point de vue
Geist-continuiste son assise
phénoménologique. Indiquer ce qui, dans
l'expérience en première personne, fonde le
point de vue, ou simplement lui correspond. De fait, des
voies s'ouvrent naturellement à ce niveau. Husserl,
ainsi, a théorisé avec une
systématicité impressionnante la
manière dont le Geist, dans le contexte
de la réduction, s'éprouve lui-même
comme pris dans la variation continue d'un flux, dont
émane toute structure le concernant, y compris le
régime de ponctualité stable de l'ego. Mais
les ressources du "champ subjectif" sont à mon avis
bien plus riches en la matière qu'on ne le suppose :
je crois possible d'attester la conception dynamiciste de
l'esprit en faisant appel à une vaste gamme de modes
de l'éprouver de la pensée par elle-même
jusqu'ici passés inaperçus parce que
l'expérience intime du sens était en quelque
sorte un tabou. Laissons donc l'esprit raconter comment la
trame conceptuelle de sa pensée lui vient et
l'affecte.
Mais fermons ici la parenthèse
ouverte à l'instant, puisqu'elle n'a d'autre but que
d'esquisser les développements possibles d'une
recherche qui n'est pas la nôtre ici et maintenant -
et qui n'a certainement pas encore porté ses
meilleurs fruits. J'aimerais relancer la présente
réflexion en suggérant une conception
personnelle du couple Mind-Geist, dont on
verra s'il fait ou non jouer un rôle aux
mathématiques.
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